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Le Vanuatu, une diversité linguistique exceptionnelle
Posté par Alexandre François le 3 juin 2011
Dr Alexandre François, LACITO-CNRS ; Australian National University
Située au cœur du Pacifique Sud, la Mélanésie est une vaste région qui inclut l’immense île de Nouvelle-Guinée, ainsi que les archipels des îles Salomon, du Vanuatu, de Nouvelle-Calédonie et de Fidji. Elle est remarquable pour son extrême richesse linguistique et culturelle, puisque pour à peine 9 millions d’habitants (l’équivalent de la Suède), on y parle pas moins de 1300 langues différentes.
Au cœur de la Mélanésie, le Vanuatu, un paradis pour linguistes…
Le Vanuatu est assez représentatif de cette tendance à la fragmentation linguistique, puisqu’il compte 106 langues pour seulement 240 000 habitants. Ces chiffres en font le pays qui compte la plus grande densité linguistique au monde, c’est-à-dire le plus grand nombre de langues par rapport à sa démographie.
Le paysage linguistique est par conséquent extrêmement fragmenté. Chaque langue est parlée, en moyenne, par 2000 locuteurs seulement. Dans la région du nord que j’ai explorée, cette moyenne descend même à 600 locuteurs par langue (16 langues pour 9400 habitants). Chaque langue est donc parlée par une toute petite population, répartie sur deux ou trois villages. Et sur une même île on trouve généralement plusieurs langues : ainsi, la seule île de Malekula en compte une bonne trentaine !
Une fragmentation linguistique progressive
Dans beaucoup de régions du monde – par exemple le Caucase, ou l’Asie du Sud-Est – la diversité linguistique s’explique surtout par la cohabitation de populations d’origines différentes, que les hasards de l’histoire ont fait se rencontrer. Mais le Vanuatu ne rentre pas dans ce cas de figure classique.
On sait en effet que les cent langues qui y sont parlées descendent toutes d’un seul et même ancêtre, le proto-océanien. Les premiers habitants du Vanuatu, arrivés il y a environ 3000 ans, ont commencé par une période d’homogénéité linguistique ; plus tard, au fil de ces trois millénaires, des processus de diversification ont fini par créer la mosaïque linguistique qu’on connaît aujourd’hui – un peu comme le latin s’est diversifié en une multitude de langues et dialectes romans.
Une société non hiérarchisée qui encourage la diversité
La fragmentation linguistique est liée ici essentiellement à des structures politiques fortement décentralisées ; elles définissent une société de type réseau, sans capitale ni autorité pyramidale, dans laquelle chaque groupe est l’égal de l’autre.
Il n’existe donc pas de groupe social prestigieux, dont on se sentirait forcé d’imiter la langue ou les usages ; au contraire, les innovations linguistiques ou culturelles locales sont respectées et même encouragées, car elles donnent à chaque village, à chaque groupe, des signes distinctifs qu’on aime à observer et commenter.
Les gens du Vanuatu apprécient d’être entourés d’une mosaïque de langues et de cultures bien différenciées – un peu à l’opposé de notre monde moderne, marqué par l’uniformisation des pratiques à grande échelle.
Notons que le cas du Vanuatu n’est pas unique : toutes les sociétés de Mélanésie sont marquées traditionnellement par un “plurilinguisme égalitaire”, comme le notait déjà Haudricourt en Nouvelle-Calédonie.
Un multilinguisme omniprésent
Traditionnellement, loin d’être isolées, les différentes communautés du Vanuatu étaient constamment en contact les unes avec les autres, qu’il s’agisse d’échanger des biens ou de se marier. Tous les voyages se faisaient alors à pied, ou sur de petites pirogues. On n’avait ainsi d’interactions fréquentes qu’avec quatre ou cinq communautés au maximum, et maîtriser les langues de ces villages voisins était la règle. La plupart des individus grandissaient donc dans un environnement multilingue, souvent avec plusieurs langues au sein même du foyer. Encore aujourd’hui, il n’est pas rare de rencontrer des gens qui parlent couramment quatre ou cinq langues au quotidien.
De nos jours, même si le plurilinguisme est encore de vigueur avec les langues voisines, la vie moderne a aussi élargi le cercle des interactions sociales. Telle personne d’une île du nord ira faire ses études à la ville, et rencontrera des personnes d’autres îles de l’archipel, parlant des langues très différentes. Dans ce cas, la communication se fait dans la langue nationale du Vanuatu, le bichelamar (ou bislama), un pidgin à base d’anglais né des premiers contacts avec les Européens.
Car le paysage linguistique du Vanuatu évolue : on observe à la fois la croissance du bichelamar dans la population, et la fragilisation de certaines langues vernaculaires.
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Pour aller plus loin :
Le site personnel d’Alexandre François: http://alex.francois.free.fr/
Voir la vidéo « Petit exercice de linguistique de terrain au Vanuatu » et lire l’interview d’Alexandre François sur le site de Sorosoro