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Petit exercice de linguistique de terrain au Vanuatu
Le petit film que nous vous proposons cette semaine est extrait de Le salaire du poète, d’Eric Wittersheim.
Il constitue une illustration juste et ludique de ce que peut être le travail d’un linguiste de terrain, qui s’immerge au sein d’une population pour en étudier la langue dans son contexte quotidien (il s’agit souvent de langues peu étudiées, parlées par des populations minoritaires et/ou isolées).
On y voit le linguiste Alexandre François dans un moment à la fois délicat et assez drôle, puisqu’il y est aux prises avec une consonne presqu’unique au monde, qui n’existe que dans la langue hiw du Vanuatu et qui est particulièrement difficile à prononcer pour un Européen. Le pasteur Stanley, locuteur de hiw, bataille pour aider Alexandre à apprendre puis à perfectionner sa prononciation « trop française » de cette consonne si particulière….
Pour en savoir plus, nous vous recommandons de lire l’entretien qu’il nous a accordé et dans lequel il parle du film, de son travail de terrain et bien sûr de cette phase particulière de l’apprentissage d’une langue auprès d’un informateur.
Un entretien avec Alexandre François, linguiste
Alexandre François est un linguiste du CNRS. Passionné par la diversité linguistique, ardent défenseur des langues en dangers, il a choisi comme terrain de recherche le nord du Vanuatu dont il a étudié plusieurs langues. C’est Alexandre qui a donné à notre association l’idée du nom Sorosoro (« souffle, langue, parole ») qui est un mot d’origine araki, une autre langue en danger du Vanuatu qu’il a étudiée.
Il a accepté de répondre à nos questions sur l’extrait du film que nous vous proposons ici et plus généralement sur son travail de linguiste.
– Qu’est-ce qui vous a amené à travailler sur les langues du Vanuatu, et en particulier sur la langue hiw?
« Depuis mon adolescence, je suis à la fois passionné par la diversité des langues du monde, et soucieux de leur disparition. J’ai donc très tôt souhaité en faire mon métier, celui de linguiste. Un jour j’ai appris que le Vanuatu, en Mélanésie, détenait le record de densité linguistique par habitants – avec une centaine de langues, la plupart encore inexplorées. Il y a quinze ans, j’ai donc choisi cet archipel pour mes recherches linguistiques. J’ai d’abord appris deux langues (le mwotlap et l’araki), mais je n’ai pas résisté à la tentation d’aller ensuite enquêter sur la quinzaine de langues parlées dans les îles alentour, et dont on ne connaissait presque rien. Au fil de mes voyages, d’île en île vers le nord-ouest, j’ai découvert le hiw, langue que j’ai trouvée fascinante. »
– Comment se sont déroulés vos premiers pas avec cette langue?
« En réalité, ma toute première découverte du hiw a commencé alors que je vivais dans l’île de Motalava, où j’apprenais le mwotlap. J’étais intrigué par la langue étrange que parlaient entre eux Zébulon, le médecin du village, et Stanley, le jeune pasteur, qui vivent tous deux sur l’île mais n’en sont pas originaires. Ce sont eux qui m’ont d’abord appris les rudiments de leur langue, avec un plaisir réciproque! J’ai alors formé le projet de me rendre sur l’île de Hiw, pour en savoir plus et entendre la langue parlée dans son véritable contexte. »
– Combien de temps avez-vous passé avec les gens de Hiw, au fil des années ?
« Jusqu’à présent, j’ai passé environ 6 semaines dans l’île de Hiw même, à parler la langue au quotidien. À cela, il faut ajouter les nombreuses séances d’introduction que j’avais reçues auparavant (3 semaines en tout) de la part de ces locuteurs du hiw présents à Motalava. »
– Parlez-vous bien leur langue, à présent ?
« Il m’a fallu du temps pour démarrer, encore plus qu’avec les autres langues de la région, tant le hiw est différent et original. Mais désormais, je le parle assez bien. C’est bien connu, rien de tel qu’un séjour chez l’habitant pour apprendre à parler une langue couramment ! »
– Pratiquez-vous la langue hors du Vanuatu ?
« Malheureusement, dès que je quitte l’archipel, je n’ai plus aucune occasion de parler le hiw, et je crains d’oublier ce que j’ai appris. J’aimerais pouvoir le pratiquer davantage, mais avec l’île de Hiw, il est quasiment impossible de communiquer de l’extérieur: pas d’internet, pas de téléphone, pas de courrier ! Une seule solution : il faut y retourner – et c’est à chaque fois une longue expédition. »
– Que raconte le film exactement ?
« En 2005, j’avais proposé à l’ethnomusicologue Monika Stern de venir étudier les musiques et les danses de l’île de Motalava, et à Eric Wittersheim, anthropologue et réalisateur, de venir les filmer. Il a eu alors l’idée de ne pas seulement filmer les moments de danses ou de performances musicales, mais de montrer également comment l’expérience musicale de la population s’insère dans la vie quotidienne des villageois, depuis leurs fêtes de mariage à leurs promenades en forêt… C’est ainsi devenu un documentaire assez original – et primé en festivals – Le Salaire du Poète. Au bout du compte, ce n’est pas seulement un documentaire ethnomusicologique : c’est aussi une découverte de la vie au Vanuatu, en même temps qu’une occasion d’accompagner un travail scientifique de terrain. »
– Pouvez-vous nous parler de la scène que nous avons reprise du film ? Dans quel contexte a‑t-elle été filmée ?
« La réalité du travail du terrain, c’est qu’on ne se limite jamais à un seul projet : on est toujours pris dans un tourbillon de nouveautés et d’occasions à ne pas manquer. Ainsi, entre deux journées de musiques et de danses, j’ai demandé à Stanley – le pasteur originaire de Hiw – s’il voulait bien me donner un cours de sa langue, car je prévoyais de me rendre dans son île quelques semaines plus tard. Eric Wittersheim, qui passait par là pour son tournage, s’est mis à filmer notre séance de travail – ce qui n’était pas prévu ! Finalement, bien qu’elle ne parle pas de musique, la scène a été gardée dans le documentaire final, car elle illustre aussi le type d’enquête qu’on peut faire sur les langues de la région. D’ailleurs, la richesse linguistique de l’archipel se retrouve également reflétée dans la manière dont les poèmes et les chants sont traditionnellement composés dans ces îles. »
– Dans cette scène du film, quel est votre travail ?
« Grâce à mes séances précédentes avec le médecin Zébulon, j’avais remarqué que le hiw possédait une consonne très étrange, une sorte de /gL/ du fond de la gorge, qu’on ne retrouve dans presque aucune autre langue du monde. À l’époque, je n’avais pas encore compris comment analyser ce phonème, très caractéristique du hiw. Grâce à cette séance, puis d’autres qui ont suivi, j’ai fini par comprendre qu’il s’agit d’une “approximante latérale vélaire préplodée” – je viens d’ailleurs d’écrire un article scientifique à ce sujet, pour une revue internationale de phonologie.
Mais au moment du tournage, je n’étais pas encore sûr de mon analyse – j’en étais à mes débuts dans la langue – et j’avais donc préparé une liste de mots pour m’aider à bien entendre la consonne dans divers contextes. Stanley, mon professeur particulier, me corrige et m’apprend la bonne prononciation. Je souris quand il me dit “Là tu as encore l’accent français !” »
– Est-ce toujours de cette façon que se déroule l’apprentissage des sons, des mots, de la grammaire, quand on est linguiste ?
« Non, loin de là. Ce qu’on voit dans l’extrait, c’est la manière dont on commence la découverte d’une langue, au tout début, lorsqu’on en est encore à décrypter ses règles de phonologie ou de grammaire. Mais il y a mille façons d’approcher une langue, cela change à mesure que l’on devient bilingue. Après quelques temps, l’enquête est beaucoup plus vivante, et on est en mesure d’aller parler à tout le monde et écouter leurs histoires.
Un autre extrait du film « Le Salaire du Poète » donne une autre idée de l’enquête telle que j’aime la mener sur le terrain – en l’occurrence, c’est un homme de Motalava qui raconte ses souvenirs de la guerre du Pacifique, en 1942. D’autres fois, ce sont des contes et des mythes anciens que les gens me racontent, ou encore des chansons d’amour ou des histoires drôles. Une fois que l’on est entré dans une langue, c’est tout un nouvel univers qui s’ouvre, et qui ne demande qu’à être exploré. Là aussi il y a urgence ! »
Nous vous invitons à visiter le site d’Alexandre François qui vous emmènera à la découverte de la formidable diversité linguistique de ces îles du nord du Vanuatu.
Le Salaire du Poète
Réalisé par Eric Wittersheim
« Alexandre François est un linguiste du CNRS. Il a été adopté par les habitants de l’île de Motalava au Vanuatu, dont il étudie la langue, le mwotlap. Il y retourne avec sa famille et une amie ethnomusicologue, Monika, pour assister à l’inauguration d’un chant épique qui lui est consacré. Il espère pouvoir décrypter les mystères de la « langue des ancêtres » utilisée par les poètes. Mais une fois sur place tout ne se passe pas exactement comme prévu. »
Avec : Monika Stern, Alexandre François, Moses Meiwelgen, Matsen Malkikiak…
Montage : Cécile Kielar
Son : Nicolas Becker, Sébastien Pierre, Philippe Amouroux, Djengo Hartlap.
Conseiller technique : Fifi Le Bourguennec
Production : Eric Wittersheim
Avec le soutien du Ministère de la recherche, du CNRS (Lacito), du Vanuatu Cultural Center (Port-Vila) et du East-West Center (Honolulu)
Site du film « Le Salaire du Poète »
Un mot d’Eric Wittersheim, cinéaste-anthropologue, réalisateur du Salaire du Poète
« S’il est avant tout un linguiste, le travail d’Alex dépasse cependant l’étude de la langue. Au Vanuatu, le savoir traditionnel est intimement lié à la vie matérielle des habitants, et il se transmet au quotidien, à tout moment. Les enfants participent à toutes les activités, aidant ou jouant à aider les grands. Aussi, dans ces sociétés de tradition orale, les chants et la musique occupent également une place importante dans la transmission de la culture de l’île. On voit systématiquement les enfants imiter leurs aînés, accompagnant les musiciens sur des mini-tambours ou dansant à côté de leurs mères.
Boulimique de travail, fasciné par les bizarreries phonétiques de la langue tout autant que par le vocabulaire de la vie quotidienne ou les expressions enfantines, Alex participe à toutes les activités sociales. Sa présence est si familière qu’Alex peut se permettre d’être là-bas tel qu’il est, sans affecter cette réserve prudente qui s’impose aux étrangers de passage. Il aime parler et raconter, et par-dessus tout faire rire les gens, y compris à ses dépens. »