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Le créole haïtien : une lente montée en puissance
Posté par Fritz Berg Jeannot le 20 mai 2011
Fritz Berg Jeannot est éducateur et spécialiste de lettres francophones et de politiques linguistiques, éducatives et culturelles au sein du Groupe de Recherche et de Développement Imaginescence, à Port-au-Prince, Haïti.
Langue maternelle de tous les Haïtiens, le créole (plus de 8 millions de locuteurs), accuse dès la création du pays en 1804 un déficit statutaire notable : il est confiné au domaine du familier au profit du français, pourtant parlé par seulement 5 à 10% de la population.
Une langue minorée
Pendant longtemps, le créole n’a pas été considéré comme une langue. Les termes utilisés pour le désigner étaient généralement dévalorisants : « patois », « dialecte », « parler »… Proscrit dans les services publics, à l’église, dans la presse, à l’école, il n’était à l’époque ni écrit ni codifié. Les rares tentatives d’écriture en créole étaient menées dans une graphie aléatoire, francisée.
Le créole était donc jugé inapte à assumer des fonctions sociales importantes, et aucun citoyen haïtien en quête de reconnaissance n’éprouvait la nécessité d’un meilleur statut pour cette langue. Dans de telles conditions, les unilingues créolophones eux-mêmes finirent par souhaiter la maîtrise du français pour leurs enfants.
Le créole dans l’éducation
L’idée d’utiliser le créole comme outil d’enseignement remonte à près de deux siècles, avec en 1816 un premier projet d’intégration, auquel aucune suite n’est donnée. Puis, dans les années 1930, l’idée ressurgit et est défendue comme nécessaire et faisable, avant d’être reprise par l’UNESCO au cours des années 1950.
Parallèlement (1930-1960), plusieurs chercheurs consacrent des études à la langue, visant à lui donner un système d’orthographe et à étudier ses formes et structures. Ces travaux contribuent à créer une science du créole et à rendre disponibles des supports lui permettant d’être langue d’enseignement.
Longtemps ignorées par l’État, les propositions d’éducation en créole finissent par intéresser des groupes privés, qui initient des programmes scolaires en ce sens. Ces expériences pilotes touchent enfin le Ministère de l’Education Nationale, qui met en place au début des années 80 la Réforme Bernard, du nom d’un ministre de Jean-Claude Duvalier. Mais cette introduction officielle du créole à l’école est en fait mal perçue par une partie des classes populaires, qui y voient une nouvelle tentative des autorités haïtiennes d’enfermer davantage leurs enfants dans un univers déprécié.
Quoi qu’il en soit, le créole parvient au fil des années à investir de plus en plus d’espace dans les programmes éducatifs,dans les salles de classe, sur les cours de récréation et dans les médias, notamment à la radio à partir de 1986.
Une reconnaissance légale hésitante et ambiguë
Le législateur haïtien a ignoré le créole durant 160 ans, mais après ces décennies de mutisme, la Constitution de 1964 introduit l’article 35 : le statut de langue officielle du français est confirmé, mais l’usage du créole est enfin permis dans l’espace juridique, seulement dans certains « cas » et sous certaines « conditions », qui demeurent floues. Toutes les interprétations sont alors autorisées, tous les oublis aussi.
Cet article constitue néanmoins le point de départ de l’évolution statutaire de la langue, qui est ensuite promue au rang de langue co-nationale dans la Constitution de 1983 et co-officielle, avec le français, dans celle de 1987.
Le créole devra malgré tout attendre d’autres textes juridiques pour voir sa reconnaissance légale évoluer plus avant, et surtout des mesures concrètes d’application des lois le concernant. Car en Haïti, les lois ne manquent pas, c’est leur exécution qui fait souvent cruellement défaut…
La part des écrivains dans la reconnaissance du créole
Dès les années 1830, la nécessité d’une langue propre à traduire l’imaginaire haïtien s’est imposée à l’écrivain. Les partisans de cet idéal ont commencé, au XIXème et dans la première moitié du XXème siècle par « haïtianiser » le français dans leurs écrits, en y intégrant de nombreux termes, tournures et répliques en créole.
C’est ensuite au cours des années 50 qu’émerge une véritable littérature en créole, avec des publications régulières : recueils de poèmes (Diacoute, 1953 ; Rosaire couronne sonnets, 1964 ; Konbèlann, 1976), pièces de théâtre etc.
On voit aussi émerger des traductions de récits de la littérature mondiale ou des textes philosophiques et politiques : Antigone en créole, 1953 ; Œdipe roi, 1953 ; Pèlen tèt, 1979 ; Prens la, 2009, Ti Prens la, 2010).
Relégué au second plan durant plus d’un siècle, le créole a donc profité de l’intérêt d’écrivains, de chercheurs, de religieux et d’éducateurs. Leurs initiatives et positions ont contribué à faire évoluer la perception générale de la langue, mais elles ne l’ont cependant pas débarrassée des survivances de préjugés à son encontre.
Les bouleversements sociopolitiques des années 1980 ont par ailleurs favorisé son extension, mais s’il est loin d’être menacé dans son existence, le créole souffre à présent de la concurrence multiple des langues internationales comme le français et surtout l’anglais et l’espagnol.