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Etre linguiste : de la documentation à l’engagement…
Posté par Colette Grinevald et James Costa le 6 octobre 2011
Colette Grinevald est linguiste au Laboratoire DDL (Dynamique du Langage), Université Lyon 2.
James Costa est Chargé de recherche à l’Institut français de l’éducation, Ecole Nationale Supérieure de Lyon.
Naissance d’une discipline de recherche
Le phénomène de la disparition des langues est connu depuis plusieurs décennies, mais une prise de conscience militante commence à se faire jour dans les années 1970 dans divers pays, en France, en Grande Bretagne ou encore aux Etats-Unis.
Il faut cependant attendre le début des années 1990 pour que la thématique des langues en danger émerge véritablement. La période est marquée par le 500èmeanniversaire de la « découverte de l’Amérique » (1492-1992), fêtée par les uns et décriée par les autres. Un contact s’établit alors entre les travaux de plusieurs chercheurs et les revendications de certains acteurs de terrain dans les communautés autochtones des Amériques. Cette rencontre est perçue comme une onde de choc par les linguistes et donne véritablement le coup d’envoi à un nouveau champ de recherche.
On voit dès lors se mobiliser un réseau de linguistes originaires d’Amérique, d’Australie et d’Europe, qui partagent de longues expériences de terrain dans diverses situations de langues en danger. Ils commencent à se coordonner, à organiser des colloques ici et là dans le monde, en produisant plusieurs ouvrages, individuels ou collectifs.
Quel rôle pour les linguistes ?
Les linguistes engagés dans ce nouvel espace de recherche considèrent rapidement comme relevant de l’intérêt de leur profession et de leur responsabilité de citoyens du monde de tirer la sonnette d’alarme sur la grande précarité de la majorité des langues du monde.
Au-delà du travail de recherche pour lequel ils ont été formés, la question se pose de leur rôle face aux demandes des populations. Car si leur travail académique consiste à décrire et documenter ces langues encore peu ou pas connues, généralement pas encore écrites, ce que demandent les populations relève plus de la revitalisation ou revalorisation de leurs langues en danger.
Face à cela, une attitude courante, dominante dans un contexte idéologique très favorable au monolinguisme, consiste à ne rien faire, et à considérer que les phénomènes de disparition des langues sont le prolongement naturel de phénomènes ayant toujours existé.
Une autre attitude admet au contraire que les phénomènes linguistiques ne sont pas naturels, mais au contraire culturels et profondément idéologiques, et qu’ils mettent en jeu des relations de pouvoir souvent asymétriques.
C’est ainsi que s’est développé, au cours des vingt dernières années, un discours visant à déployer des arguments en faveur d’un maintien d’une diversité linguistique aussi large que possible, comme constitutive de l’espèce humaine.
Un linguiste résume les enjeux
L’ouvrage que le linguiste britannique David Crystal consacre en 2000 à la mort des langues fournit un exemple d’argumentaire. Pour Crystal, la diversité linguistique doit être préservée pour les raisons suivantes :
- Nous avons besoin de diversité
Cet argument est construit sur les thèmes développés en anthropologie depuis le début du XXème siècle, en particulier en France par Claude Lévi-Strauss. A la base de cet argument on trouve l’idée que la diversité (biologique, culturelle etc.) est le fondement de la vie sur Terre. Le « nous » est donc ici l’humanité entière.
- La langue exprime l’identité
Cette affirmation est basée sur les associations traditionnelles que l’on trouve dans l’idéologie de l’Etat-nation entre peuples et langues : elle pose que l’on ne peut pas être français, espagnol, gallois ou rama sans parler français, espagnol, gallois ou rama. Avec la disparition d’une langue, ce serait donc une partie importante d’elles-mêmes que des communautés nationales ou culturelles laisseraient partir.
- Les langues reflètent l’histoire d’un groupe
D’une part, l’étude scientifique du vocabulaire d’une langue permet souvent de reconstituer l’origine géographique de la population qui la parle. D’autre part, la langue d’un groupe permet de transmettre une littérature orale et des concepts particuliers risquant d’être perdus dans une éventuelle traduction ou transmission dans une langue tierce.
- Les langues contribuent au savoir total de l’humanité
Dans chaque langue serait ainsi encodée une fraction du savoir total du genre humain, et la perte de l’un de ces maillons affecterait l’ensemble de la construction.
- Les langues sont intéressantes pour elles-mêmes
Cet argument, propre en particulier aux linguistes, consiste à dire que les langues sont en elles-mêmes des constructions humaines et sociales dignes d’intérêt, et que leur étude permet de comprendre l’ensemble des potentialités humaines. D’un point de vue de linguiste, laisser disparaître la majorité des langues du monde, ce serait admettre la perte du matériau de travail principal de cette discipline. En ce sens, pour certains, les langues seraient des chefs-d’œuvre en péril, au même titre que certains monuments historiques.
En guise de conclusion….
Les questions relatives aux langues en danger, comme les questions de langues en général, sont fondamentalement des questions idéologiques, des questions de pouvoir. En s’engageant en faveur d’une perspective ou d’une autre, au-delà de leur travail scientifique sur ces langues, les linguistes sont nécessairement appelés à questionner les idéologies qui sous-tendent leurs actions et leurs conceptions mêmes des langues et du langage.
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Pour approfondir la question, voir l’ouvrage collectif « Linguistique de terrain sur les langues en danger », dirigé par Colette Grinevald et Michel Bert, dans la collection Faits de langues (Ophrys).
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Voir aussi l’article d’Alexandre François, « Le Vanuatu, une diversité fragile », qui témoigne du travail de documentation des linguistes.