Imprimer |
Sibérie : la question de la langue maternelle
Posté par Emilie Maj le 20 octobre 2011
Emilie Maj est chercheur au Musée du Quai Branly et associée à l’Université de Tallinn.
La grande majorité des langues sibériennes se trouvent dans une situation alarmante, malgré une législation russe apparemment favorable : officiellement des droits égaux sont reconnus à toutes les langues des peuples de la Fédération de Russie et toutes ces langues peuvent bénéficier du soutien de l’Etat.
En réalité, après avoir souffert de la politique soviétique, elles font aujourd’hui face à l’uniformisation faite autour du russe. En cause : l’exode rural et les recompositions sociales difficiles en raison de l’évolution de l’économie vers un marché global.
Combien de langues sibériennes en Russie ?
La filiale sibérienne de l’Académie des Sciences de Russie dénombre quarante-deux langues sibériennes, regroupées dans trois grandes familles : les langues altaïques, les langues ouraliennes et les langues paléoasiatiques.
Cinq d’entre elles sont des langues d’Etat : l’altaïen, le komi, le touva, le bouriate et le iakoute (encore appelé sakha).
Trente-quatre langues sont désignées comme celles des « peuples autochtones peu nombreux ».
Les langues restantes, quant à elles, ne possèdent pas de statut particulier, car elles sont considérées comme des dialectes dérivés des premières.
Beaucoup de langues en danger
Pour chacune de ces langues, le nombre des locuteurs s’étend de quelques dizaines à plusieurs centaines de milliers.
En ce qui concerne les moins répandues, l’UNESCO compte comme « sérieusement en danger », entre autres :
– le nénets : environ 2000 locuteurs officiels
– le nganasan : environ 1000,
– le mansi : environ 3000,
– le kète : environ 500,
– le nanaï : environ 5800,
– le nivkhe : environ 1000 locuteurs.
L’UNESCO annonce par ailleurs « en voie d’extinction » des langues telles que :
– le selkoupe : plus de 500 locuteurs,
– le mansi de l’Est : environ 500,
– le tofalar : environ 300,
– l’oultche : environ 1100,
– l’oudégué : environ 500,
– l’orotchone : environ 150,
– le néguidal : environ 150,
– le ioukaghir : environ 100,
– l’itelmène : environ 500,
– le nivkh : environ 500.
Il faut noter que les chiffres officiels ne reflètent pas forcément la réalité. Pour le ioukaghir, par exemple, le nombre réel de locuteurs se compte plutôt sur les doigts de la main. En tout, une trentaine des langues risquent en fait de disparaître dans un avenir plus ou moins proche.
Quelle langue maternelle ?
La question de la langue maternelle constitue un point sensible: en Sibérie, les autochtones pratiquent parfois plus le russe que leur langue maternelle, apprise durant l’enfance et oubliée à l’école où le russe prédomine. Dans certains cas, l’acculturation mène même à un oubli de la langue autochtone, pourtant leur langue première.
Au final, entre ceux à qui la langue autochtone n’a pas été transmise et ceux qui l’ont oubliée, les locuteurs sont de moins en moins nombreux. Ainsi, sur 22.500 Khants, seulement 67% considèrent le khant comme leur langue maternelle. Et ce chiffre descend même à 37% chez les Mansi…
Les langues sibériennes à l’école
Aujourd’hui, environ ¼ des langues de Sibérie sont enseignées dans les classes primaires. Mais le nombre d’heures reste insuffisant et l’enseignement lui-même est dispensé en russe. En outre, même si l’enfant étudie la langue de son peuple dans les petites classes, il n’est pas certain de pouvoir continuer à le faire à l’école secondaire.
Certaines unités administratives, telles que la République Sakha (Iakoutie), ont ouvert des « écoles nationales », où les matières sont enseignées dans la langue sakha jusqu’à l’examen gouvernemental que les élèves passent à dix-sept ans. Mais ces établissements demeurent le privilège de l’élite : ils sont trop peu nombreux et les parents se plaignent de ne pouvoir y inscrire leurs enfants, faute de place.
Un multilinguisme à plusieurs étages
Les langues les plus menacées sont généralement celles de peuples qui vivent dans des Républiques qui ont elles-mêmes une langue nationale autre que le russe. Ces « petites langues » doivent alors faire face à deux hégémonies : celle du russe et celle de la seconde langue locale officielle.
Pour faire face aux manquements de la législation de la Fédération russe, certaines de ces républiques, comme celle de Sakha (Iakoutie) et celle de Bouriatie, affichent une politique de soutien à ces langues minoritaires : elles leur octroient en effet le statut de langue officielle dans les régions où les peuples qui les parlent sont en forte concentration.
Pourtant l’observateur peut se demander si le succès de cette politique est avéré. Il suffit de se rendre dans la région évèno-bytantaï, au nord de la République Sakha, pour avoir un exemple d’une situation typique pour le pays : la région est qualifiée de « nationale » car elle est constituée d’une majorité d’Evènes. Mais en réalité, ces Evènes ont été assimilés aux Sakhas durant la période soviétique et ne parlent plus leur propre langue.
On aboutit dès lors à des situations ubuesques : par exemple, la petite Natacha, issue de famille mixte évène/sakha, parle sakha à la maison, comme tous les habitants du village. A l’école, elle étudie bien sûr le russe. Elle étudie aussi l’évène, langue minoritaire « officielle », mais qui ne lui sert pas dans la vie courante parce que personne ne le parle dans la région. En revanche, elle n’étudie pas le sakha, sa langue maternelle et la deuxième langue officielle du pays, celle qui lui servira le plus dans sa vie d’adulte.
Cet exemple concret montre que la question des langues autochtones est un point sensible dont la résolution se fait au cas par cas. Hélas, le temps presse et il n’est pas certain que les politiques trouvent à temps des solutions efficaces pour gérer cette complexité.
*********************************************************************************
Quelques sources à consulter en langue française
CONSEIL DE L’EUROPE 2007, Comite Consultatif de la Convention-Cadre Pour La Protection Des Minorités Nationales, Strasbourg, 2 mai 2007, ACFC/OP/II(2006)004, Deuxième Avis sur la Fédération de Russie adopté le 11 mai 2006, http://www.coe.int/t/dghl/monitoring/minorities/3_FCNMdocs/PDF_2nd_Com_RussianFederation_fr.pdf (dernière consultation le 19/09/2011)
ISOHOOKANA-ASUNMAA Tytti (rapporteur) 1998, Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe, Doc. 8126 du 2 juin 1998, Cultures minoritaires ouraliques en danger, Rapport de la Commission de la culture et de l’éducation, http://assembly.coe.int/Documents/WorkingDocs/doc98/fdoc8126.htm (dernière consultation le 19/09/2011)
LAVRILLIER Alexandra (à paraître), Parlons toungouse (bientôt chez L’Harmattan)
MAJ Emilie et LEBERRE-SEMENOV Marine 2010, Parlons sakha. Langue et culture iakoutes. L’Harmattan
Maj Emilie 2009. Interpréter le dialogue interculturel entre Russes et peuples autochtones de la République Sakha (Iakoutie), in K. HADDAD, M. ECKMANN, A. MANÇO (éds), Antagonismes communautaires et dialogues interculturels, Paris, L’Harmattan, coll. « Compétences interculturelles », 2009, L’Harmattan, Paris, pp. 63-83
PERROT Jean 2006, Regards sur les langues ouraliennes. Etudes structurales, approches contrastives, regards de linguistes, L’Harmattan (Bibliothèque finno-ougrienne)
TERSIS Nicole, THERRIEN Michèle 2001, Langues eskaléoutes : Sibérie, Alaska, Canada, Groenland, CNRS Paris
WEINSTEIN Charles 2010, Parlons tchouktche : une langue de Sibérie, L’Harmattan