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Le papiamentu, un créole qui se porte bien
Posté par Bart Jacobs le 8 juillet 2011
Bart Jacobs est doctorant à l’université de Munich (Allemagne) et à l’université de Coimbra (Portugal), il est aussi membre du Linguistisches Internationales Promotionsprogramm (LIPP) et du Centro de Estudos de Linguística Geral e Aplicada (CELGA).
Le papiamentu est la langue officielle des Îles Sous-le-Vent néerlandaises : Aruba, Bonaire et Curaçao, trois îles situées à une soixantaine de kilomètres au large des côtes vénézuéliennes, et regroupées sous le nom d’Îles ABC. Le nombre de locuteurs de papiamentu comme langue maternelle est estimé à 270 000, dont près de 120 000 résident à Curaçao, 60 000 à Aruba, autour de 10 000 à Bonaire, et les autres aux Pays-Bas.
Un peu d’histoire…
Les Îles ABC furent découvertes en 1499 par les espagnols, qui ne les ont jamais colonisées de manière active.
La Compagnie Néerlandaise des Indes Occidentales prend Curaçao en 1634, faisant de l’île une base navale puis, à partir des années 1650, un centre prospère du trafic d’esclaves. Les néerlandais dominent la traite atlantique jusqu’au début du XVIIIème siècle, achetant les esclaves en Afrique de l’Ouest pour les revendre à des tiers dans les Caraïbes. L’économie de Curaçao en profite, et la population de l’île se développe en proportion.
C’est dans cette période d’essor, à peu près entre 1650 et 1700, que le papiamentu aurait émergé à Curaçao comme vecteur de communication interethnique. Les données historiques et linguistiques dont on dispose suggèrent par ailleurs qu’au cours du XVIIIème siècle le papiamentu était devenu la langue de l’ensemble de la société, à l’exception probable de la classe dirigeante néerlandaise.
Origines espagnoles ou portugaises ?
Si les spécialistes s’accordent à dire que le lexique papiamentu est essentiellement de base espagnole (d’où sa désignation commune de créole à base lexicale espagnole), la plupart reconnaissent aussi la présence de nombreux termes dérivés du portugais pour une grande partie de son vocabulaire. Le papiamentu étant parlé dans une région hispanophone, l’existence de ces termes portugais pose question et fait débat depuis plus d’un siècle ; un débat loin d’être clos. La question de l’origine de ces éléments portugais a des implications considérables pour celle, plus large, de déterminer si le papiamentu n’est et n’a toujours été autre qu’un créole à base espagnole, ou s’il est arrivé d’ailleurs avec des bases portugaises pour être ensuite relexifié vers l’espagnol.
De récentes études sur l’histoire du papiamentu vont dans le sens de cette dernière hypothèse : selon Jacobs (à paraître, The Origins of Papiamentu: Linguistic and Historical Ties with Upper Guinea), le papiamentu est génétiquement lié aux créoles à base portugaise de Haute Guinée, parlés au Cap-Vert, en Guinée-Bissau et en Casamance. Le transfert linguistique de Haute-Guinée jusqu’à l’île de Curaçao aurait eu lieu quelque part entre 1650 et 1680, précisément la période à laquelle le commerce d’esclaves entre les deux régions était à son apogée. Le papiamentu s’est donc développé, et continue de se développer vers les langues européennes socialement dominantes, l’espagnol, et dans une moindre mesure, le néerlandais, perdant par conséquent beaucoup de son parfum portugais d’origine.
Ainsi, l’intelligibilité mutuelle entre papiamentu et les créoles à base portugaise de Haute-Guinée n’est pas des plus évidentes; en revanche, leur parenté linguistique reste très nette dans les domaines de la phonologie, de la morphologie et de la syntaxe.
Une langue prospère
La popularité et la vitalité remarquables du papiamentu (surtout comparé aux nombreux créoles en danger) est visible non seulement dans le nombre élevé de ses locuteurs mais aussi, entre autres, dans le fait que des journaux et des émissions de télévision sont distribués et émis en papiamentu.
Par ailleurs, bien que les habitants des Îles ABC sont généralement locuteurs d’au moins quatre langues (papiamentu, néerlandais, espagnol et anglais), le papiamentu domine tous les domaines socio-culturels. La force actuelle du papiamentu semble liée au fait, socio-historique, que la langue servit autrefois de marqueur identitaire pour les premières populations esclaves (aux racines essentiellement africaines mais aussi amérindiennes) vis-à-vis des maîtres coloniaux néerlandais.
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Voir aussi la fiche sur le papiamentu réalisée par Bart Jacobs sur notre site.
Lire l’article de Nicolas Quint : « D’Afrique de l’ouest aux Antilles, des créoles portugais dynamiques ».