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L’unique langue sifflée de Grèce en voie de disparition
Article écrit par Eliot Stein, publié le premier août 2017 sur BBC Travel

C’est sur les pentes du mont Ochi, sur l’île grecque d’Eubée, que s’accroche le petit village d’Antia.
(image tirée de BBC.com, prise par Eliot Stein)
Cela fait maintenant près de 2 500 ans que les habitants d’un petit village grec pratiquent une langue étonnante, qu’ils sont les seuls à comprendre. Malheureusement, seul six d’entre eux sont aujourd’hui capable de la « parler »… ou plutôt de la siffler !
Isolé quelque part dans le coin sud-est de l’île grecque d’Eubée, surplombant un labyrinthe tortueux de ravins débouchant sur la mer Egée, le petit village d’Antia s’accroche depuis des siècles aux pentes du mont Ochi. Il n’y a ni hôtel ni restaurant à moins de 40 km, et le hameau est si isolé qu’il n’existe même pas sur Google Map.
Mais si vous vous retrouvez tout de même un jour à voyager dans ce paysage mythique, sur la route vertigineuse de Karystos qui serpente entre les « maisons de dragon » et des rochers cyclopéens, vous entendrez surement comme un chant de sirènes antiques résonner dans les montagnes. Ce chant, semblable à celui des oiseaux, n’est autre que la langue sifflée utilisée par les habitants d’Antia depuis des milliers d’années pour communiquer d’une vallée à l’autre
Connue sous le nom de sfyria, il s’agit d’une des langues les plus rares et les plus menacées au monde – une forme de communication longue distance dans laquelle des conversations entières, aussi complexes soient-elles, peuvent être sifflées. Au cours des deux derniers millénaires, les seules personnes capables de comprendre les sifflements subtils du sfyria furent les bergers et les fermiers de ce hameau, qui ont fièrement transmis cette tradition quasi-secrète à leurs enfants.
Mais au cours des dernières décennies, la population d’Antia a chuté, passant de 250 à 37 personnes. A mesure que les siffleurs plus âgés perdent leurs dents, ils perdent également la capacité de siffler les notes aiguës du sfyria. Aujourd’hui, il n’existe plus que six personnes sur la planète encore capables de siffler cette langue – et l’une d’entre elles m’a récemment invité à Antia, afin que je puisse rencontrer les derniers siffleurs de toute la Grèce.
Quand je suis arrivé, un agriculteur de 45 ans, Yiannis Apostolou, m’attendait devant l’unique épicerie du village. Après m’avoir salué en grec, il lança un regard dans le gouffre béant au bord duquel se tient le village, plaqua sa langue sur ses incisives inférieures, et siffla une mélodie en direction de l’abîme.

Autrefois, Aristi Tsipas (à gauche) avait pour habitude de siffler pour communiquer avec sa famille d’un bout à l’autre de la vallée (photo : Eliot Stein, via BBC.com)
« Koula? Tsipas? Nous avons de la compagnie! », venait-il de siffler, me confia plus tard ma traductrice.
Bientôt, Koula, une femme âgée de 76 ans, émergea d’une maison en pierre située à flanc de la montagne, chaussa son dentier et siffla sa réponse, une mélodie qui signifiait « Qu’est-ce que tu attends? Viens ici! ».
Alors que deux autres villageois descendaient des collines pour nous rejoindre, Apostolou nous demanda si nous voulions boire quelque chose, puis siffla une série de gazouillis en direction de la porte ouverte du magasin. Quelques instants plus tard, la propriétaire, Maria Kefalas, sortit avec une bouteille d’eau, deux tasses de thé et des verres de vissinada grecque, puis disposa le tout soigneusement sur la table.
Personne ne se souvient exactement comment ou quand les habitants de cette vallée ont commencé à communiquer en sfyria – qui vient du mot grec sfyrizo signifiant «siffler». Selon certains villageois, ce mode de communication proviendrait de soldats perses qui se seraient réfugiés dans les montagnes de la région il y a quelques 2 500 ans. D’autres prétendent que la langue s’est développée pendant l’époque byzantine, et qu’elle était un moyen secret de donner l’alerte lors d’invasions de pirates ou d’attaques de le part des villages rivaux. Il existe même une croyance voulant que dans l’Athènes antique, des siffleurs d’Antia étaient postés sur les sommets comme sentinelles afin qu’ils puissent signaler une attaque imminente contre l’empire.
Le sfyria n’a été révélé au monde extérieur qu’en 1969, lorsqu’un avion s’écrasa dans les montagnes près d’Antia. Alors que l’équipe de recherche partait à la recherche du pilote disparu, ils entendirent des bergers s’échanger des séries sifflement d’un côté à l’autre du canyon, et furent immédiatement enchantés par ce langage codé.
Selon Dimitra Hengen, la linguiste grecque qui m’a accompagné à Antia, le sfyria est en réalité une version sifflée du grec parlé, dans lequel les lettres et les syllabes correspondent à des tons et des fréquences distincts. Etant donné que les ondes sonores des sifflements sont différentes de celles de la parole, les messages en sfyria peuvent voyager jusqu’à 4 km à travers les vallées, soit environ 10 fois plus qu’un cri.

Zografio Kalogirou, qui m’a confié qu’elle était la meilleure siffleuse du village (photo d’Eliot Stein, via BBC.com)
«Quand j’étais petite, je m’entraînais jusque tard dans la nuit en me cachant sous les couvertures», se souvient Zografio Kalogirou, une villageoise de 70 ans aux cheveux blancs. « J’étais même capable de siffler depuis les sommets quand j’avais encore des dents. J’étais si fier. Maintenant j’ai tellement honte… tout ce que je peux faire, c’est manger. »
Pour ceux qui ont encore des dents, ou qui ont eu la chance de recevoir des prothèses dentaires, cette forme ancienne de communication sans fil est restée particulièrement utile au fil des années dans un endroit aussi isolé qu’Antia.
«Ça fait seulement 30 que nous avons des routes, l’eau et l’électricité, et pour le moment nous n’avons toujours pas de service de téléphonie mobile», a déclaré Yiannis Tsipas, berger de 50 ans et plus jeune siffleur du village après Apostolou. «Jusqu’en 1997, Koula avait le seul téléphone de tout Antia, donc chaque fois que quelqu’un allait à Athènes, il l’appelait pour lui dire qu’il était arrivé sain et sauf, message que Koula relayait ensuite à la famille en le sifflant.»
Pendant que je sirotais ma vissinada, le visage de Kefalas s’éclaira alors qu’elle me racontait comment le sfyria pouvait aussi être utilisé pour courtiser les autres villageois.

Mis à part les bergers et les fermiers d’Antia, peu de personnes peuvent comprendre les notes du sfyria (photo : Eliot Stein, via BBC.com)
« Une nuit, un homme était dans les montagnes avec ses moutons quand il a commencé à neiger. Il savait que quelque part au fond des montagnes il y avait une belle fille d’Antia avec ses chèvres. Alors il a trouvé une caverne, a fait un feu et a sifflé pour lui dire de venir se réchauffer. Elle l’a fait, et c’est comme ça que mes parents sont tombés amoureux. »
Aujourd’hui, il existe au moins 70 autres langues sifflées dans le monde, et elles existent toutes dans des villages de montagne reculés, comme Antia. Après tout, il est bien plus facile d’émettre un son avec vos lèvres que de grimper le long des flancs de montagnes chaque fois que vous voulez inviter vos voisins pour un verre d’ouzo.
Pourtant, le sfyria est non seulement considéré comme plus ancien et plus structuré que beaucoup d’autres langues sifflées, mais elle est aussi celle qui est la plus en danger . En effet, selon l’Atlas des langues en danger de l’Unesco, aucune autre langue en Europe – sifflée ou non – n’atteint actuellement un nombre de locuteurs aussi bas.
«Par nature, une langue sifflée est forcément beaucoup plus menacée qu’une langue parlée parce qu’elle est beaucoup plus difficile à reproduire», selon Hengen. «À moins que quelque chose de radical ne change ici, je pense que le sfyria disparaîtra dans un avenir très proche, et c’est évidement une tragédie»
Alors que beaucoup de siffleurs âgés sont morts ou ont perdu leurs dents, les plus jeunes ont quant à eux déménagé à Athènes. Et aujourd’hui, beaucoup des derniers siffleurs d’Antia – comme Apostolou – ne vivent plus dans le village.
«J’ai essayé de rester jusqu’à l’année dernière, mais il n’y a aucun moyen de gagner sa vie ou d’élever une famille ici», a-t-il dit, en regardant un groupe de maisons abandonnées avec des coqs hurlant sur les toits. «Aujourd’hui, il n’y a plus qu’un enfant ici.»

Panagiotis Skopelitis est l’un des 37 derniers habitants d’Antia (photo : Eliot Stein, via BBC.com)
Bien qu’ayant fait parti de ce paysage accidenté pendant des dizaines de générations, le sfyria pourrait bien s’évanouir dans les profondeurs brumeuses du mont Ochi avec les deux Yiannis. Apostolou n’a pas d’enfant, et tandis que Tsipas espère un jour enseigner à son fils la langue d’Antia, il vit tout de même à une heure de l’école la plus proche.
«Quand j’étais enfant, nous devions apprendre le sfyria en même temps que le grec pour survivre», m’a confié Panagiotis Tzanavaris, un homme de 69 ans à la voix douce, et actuellement le meilleur siffleur d’Antia. «C’est notre mode de vie, et s’il disparaît, l’identité culturelle de ce village disparaît aussi».
Ainsi, en 2010, Tzanavaris s’est lancé dans une quête pour ressusciter cette langue mourante, en établissant l’Organisation culturelle d’Antia dans l’école du village, fermée depuis longtemps et qui ne comporte qu’une seule pièce.

La plupart des jeunes d’Antia ont déménagés; à 31 ans, Panagiotis Bournousouzis est le plus jeune siffleur du sfyria (photo : Eliot Stein, via BBC.com)
Il y a 3 ans, Tzanavaris a accueilli une équipe de linguistes des universités de Harvard et de Yale pour enregistrer quelques une des phrases mélodiques du sfyria pour les générations futures. L’année dernière, lui et Apostolou faisaient partie d’un documentaire qui a été projeté au Metropolitan Museum of Art de New York. Et plus récemment, c’est moi qu’il a aimablement invité à Antia.
Tzanavaris a également fait quelque chose d’inhabituel au vu de la tradition bien gardée de son village: apprendre à quelqu’un d’une autre ville à siffler en sfyria. Après sept ans de cours, le plus jeune siffleur de la langue ancienne d’Antia est maintenant un facteur de 31 ans vivant à Karystos, à 40 km de là.
«Pendant des années, les gens d’Antia parlaient du sfyria comme d’une langue qui allait disparaître», me confia Tzanavaris. «Mais avec votre aide, peut-être que nous pourrons enfin en parler comme d’une langue qui a survécu.»