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Langues sifflées : un vestige grec en voie de disparition
Article écrit par Dimitra Hengen, publié le 14 octobre 2013 sur alphaomegatranslations.com
Il existe, dans la partie sud-est de l’île grecque d’Eubée, un village nommé Antia, constitué de petites maisons en pierre éparpillées à flanc de montagne. Antia, dont l’existence n’est réellement connue que par une poignée de personnes, abrite un secret : une langue sifflée, que seuls les anciens auxquels il reste encore quelques dents peuvent encore pratiquer.
Il ne s’agit cependant pas juste d’un code sifflé à l’utilisation limitée, comme on pourrait siffler un serveur dans un restaurant. Il s’agit bel et bien d’une langue, dans laquelle chaque sifflement peut représenter un son d’une langue parlée, un mot, une phrase, et donc peut être utilisé pour des conversations entières. Son vocabulaire est même si vaste qu’il a fallu des heures de séances d’enregistrement au professeur Andrew Nevins d’Harvard et son étudiant grec pour récolter assez de matériel afin de sauvegarder cette langue en danger.
Les seules recherches ayant déjà été effectuées auparavant à propos de la langue sifflée d’Antia étaient celle de Charalambakis (1993), ainsi que Xiromeritis et Spyridis. De même que la langue sifflée des îles Canaries, le silbo gomero, celle d’Antia s’est également développée dans un milieu pastoral, après avoir été utilisée il y a bien longtemps comme méthode d’alerte en cas d’invasions. Cette relique linguistique datant d’une ère plus militariste de la Grèce serait probablement née des guerres perses il y a 2500 ans, bien que certains villageois estiment que la langue est apparue il y 1500 ans, lors des guerres byzantines-sassanides (dont les batailles ont pourtant eu lieu en Anatolie et non en Grèce).
La langue est localement appelée σφυριά (sfyria), et il s’agit en réalité d’une version sifflée du grec. Selon Charalambakis, elle diffère cependant de la plupart des autres langues sifflées de part sa manière de convertir les sons du grec en sifflements, la rapprochant plus d’une langue sifflée en Turquie, le küs dili, procédant de la même manière. Charalambakis note cependant qu’il n’y a aucune connexion entre ces deux régions isolées, et que cette ressemblance entre les deux serait une pure coïncidence. L’île d’Eubée a également subit, durant son histoire, une certaine influence albanienne, mais aucune connexion de ce côté là non plus ne peut expliquer les particularités du sfyria. La langue ne peut donc être étudiée comparativement qu’avec la langue quelle utilise pour former ses mots : le grec.
Xiromeritis et Spyridis ont révélé que les cinq voyelles principales du grec, [a], [ε], [i], [o] et [u], se transposent en trois « voyelles sifflées » en sfiria : [a/o], [ε/u] et [i]. Cette transformation d’apparence radicale ne diffère cependant que très peu de la réduction systématique des voyelles existant déjà dans la forme parlée du grec moderne, phénomène mis en évidence par plusieurs études récentes, dont une de l’University College de Londres.
Dans un documentaire de Nevins, le professeur d’Harvard dont nous parlions précédemment, on peut voir les derniers siffleurs d’Antia se tenant autour d’un ordinateur portable, se remémorant à quel point ils savaient siffler avec précision dans leur jeunesse. On peut y voir par exemple Koula, une sexagénaire du village, sifflant pour un enregistrement officiel, alors que des images montrent les mots grecs devant être sifflés. La liste commence avec, « μάκι », « δάνω », puis « οτουνός », et les sifflements correspondant à chacun des mot sont sifflés, d’une manière distincte et très puissante, voire trop puissante pour les oreilles des enquêteurs assis à seulement quelques mètres.
Pourtant, cet enregistrement de 2009 n’a toujours pas fait l’objet d’études phonologiques, par exemple sur la façon dont les consonnes sont réalisées ou la manière dont la fréquence joue un rôle dans la formation des mots. Les enfants, seuls héritiers du sfyria, se font rares dans ce village dépourvu de jeunes couples. Dans un monde où la technologie a rendu obsolète le besoin de communiquer sur de longues distances, la langue pourrait s’éteindre d’ici peu, engloutie dans les herbes folles de la montagne.
Pour l’instant, les habitants d’Antia n’ont donc qu’une seule préoccupation : savoir si oui ou non la prochaine livraison de fruits et légumes au village leur emmènera aussi de nouvelles paires de dentiers, un accessoire capital dans ce village de siffleurs âgés.