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Quand les langues dominantes menacent le plurilinguisme en Océanie
Posté par Claire Moyse-Faurie le 18 février 2011
Dans un précédent article, Claire Moyse-Faurie nous a décrit un continent océanien champion du plurilinguisme avec ses 2000 langues (1/3 des langues du monde) pour seulement 250 millions de personnes (moins de 4% de la population mondiale). Elle a aussi détaillé la façon dont ce plurilinguisme se pratiquait de façon naturelle, non hiérarchisée, jusqu’à l’époque de la colonisation. Elle poursuit à présent en décryptant les mécanismes qui ont imposé progressivement des langues dominantes au détriment de la multiplicité des langues locales.

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La situation plurilingue précoloniale qui prévalait en Océanie fut progressivement malmenée par des politiques instaurant un enseignement uniquement monolingue et pénalisant la pratique des langues vernaculaires dans tout l’espace politique, administratif et scolaire.
En Nouvelle-Calédonie en particulier, l’administration coloniale française, avec ses traditions centralisatrices, a essayé par tous les moyens de réduire cette prolifération linguistique qui lui paraissait un handicap, voire un danger, pour la bonne administration de la population autochtone. Ainsi, l’usage des langues vernaculaires fut interdit, par décret du gouverneur Guillain, en 1863, donc dix ans seulement après l’annexion. Les langues vernaculaires furent interdites jusque dans les cours de récréation des écoles. Et l’usage écrit des langues kanak en dehors du domaine religieux fut sévèrement réprimé jusqu’en 1970.
Parallèlement à la colonisation politique, l’évangélisation a contribué à fragiliser l’équilibre existant entre ces différentes langues, qui étaient jusqu’alors sur un plan d’égalité, quel que soit le nombre de leurs locuteurs. Certaines d’entre elles ont en effet été favorisées au détriment des autres, établissant ainsi une hiérarchie entre langues reconnues et prises en compte dans la traduction d’écrits religieux, d’une part, et langues totalement ignorées, et infériorisées de fait, d’autre part.
La multiplicité des langues dans cette partie du monde a donc finalement précipité leur déclin : soudainement érigées en rivales, elles ont été forcées de s’adapter, de s’intégrer à la vie moderne et de s’imposer vis-à-vis des autres, ou, à l’inverse, de se cantonner dans des emplois de plus en plus restreints, frôlant alors l’extinction. Une unité linguistique de pays ou de territoire aurait peut-être rendu les langues vernaculaires plus fortes face au contact brutal avec les langues européennes lors de la colonisation et de l’évangélisation.
Plus récemment, à la suite des migrations vers les villes, de multiples situations de plurilinguisme ont vu le jour en milieu urbain. Mais il s’agit là d’un plurilinguisme non maîtrisé, imposé en dehors de tout échange coutumier, dans un contexte économique de concurrence et d’individualisme. Ces langues déplacées sont alors fragilisées, coupées de leur milieu traditionnel, parlées par un tout petit nombre de locuteurs et totalement marginalisées.
Enfin, si les pratiques plurilingues étaient autrefois systématiques, elles sont souvent perçues aujourd’hui comme un handicap, y compris par les locuteurs eux-mêmes, lorsqu’elles ne concernent que des langues vernaculaires sans traditions écrites, exclues du monde scolaire, sans «valeur internationale».
Actuellement, les langues d’Océanie les plus en danger se situent dans les pays où un plurilinguisme vernaculaire équilibré était la règle. En Nouvelle-Calédonie, par exemple, le respect mutuel a cédé la place à la concurrence entre les langues reconnues par l’administration, les instances religieuses ou l’enseignement, au détriment des autres langues qui doivent pour survivre affronter à la fois la langue coloniale et les langues vernaculaires qui bénéficient d’une reconnaissance effective en étant prises en compte dans les diverses institutions.
Restaurer la situation précoloniale est illusoire. Le rétablissement d’un plurilinguisme équilibré prenant en compte l’ensemble des langues vernaculaires nécessiterait une politique volontariste pour protéger et valoriser les langues les plus en danger, en préservant non seulement leurs mots et leurs grammaires dans des archives ou des ouvrages, mais en leur faisant une place à part entière dans la vie quotidienne, les médias et l’enseignement, confortant ainsi les parents dans leur tâche de transmission intergénérationnelle.