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Le soqotri [sḳɔ́ṭri]
Page réalisée par Marie-Claude Simeone-Senelle. Directrice de recherche au CNRS, LLACAN–INaLCO. Août 2010
Arbres sang-dragon (dragonniers)
Données sur la langue
Noms alternatifs : socotri
Classification : phylum afro-asiatique, branche méridionale du sémitique de l’ouest, rameau du sudarabique moderne (qui comprend six langues).
Principaux dialectes :
Les nombreux dialectes, désignés en général par le nom du lieu où ils sont parlés, peuvent être regroupés dans deux grands ensembles:
– soqotri de l’île de Soqotra et de l’ île de Samha [Samħa],
– soqotri de ‘Abd-al-Kûri.
Dans le premier, sur Soqotra, les zones dialectales peuvent être délimitées selon des critères géographiques et sociologiques. On y distingue quatre groupes dialectaux :
1). les dialectes de la capitale Hadibo [Ħadībo] centre administratif et commercial, lieu d’échanges et de contacts, et des villages de sédentaires de la côte nord.
2). Les dialectes de la côte sud (région de Nōged) et de Ras Mōmi (à l’extrémité de la côte est), sur lesquels nous avons à ce jour encore peu de données. C’est à ce dernier qu’est rattaché le soqotri de l’îlot de Samha (Naumkin 1988 : 344).
3). Les dialectes parlés dans des endroits difficiles d’accès, par des « bédouins » vivant sur les hauteurs qui barrent le centre de l’île ; ils sont encore très peu explorés. Ces dialectes sont très conservateurs et très caractéristiques, ils ont la réputation d’être incompréhensibles pour les gens de Hadibo.
4). Les dialectes de la région de Qalansiya (côte ouest) qui présentent des traits spécifiques.
Le deuxième groupe est celui du parler de ‘Abd-al-Kûri, avec de nombreux traits qui lui sont spécifiques.
Aire géographique
Le soqotri est parlé uniquement en république du Yémen et exclusivement dans trois îles : Soqotra et ‘Abd-al-Kûri et Samha, de l’archipel de Soqotra situé dans le Golfe d’Aden, au large du cap Guardafui (Somalie). Au Yémen, sur le continent, de petites communautés de pêcheurs venant de Soqotra travaillent dans la province du Mahra et, dans le Hadramawt, en particulier à Qusayr où s’installent régulièrement des pêcheurs de ‘Abd-al-Kûri.
Dans la diaspora : dans l’émirat de ‘Ajam (Emirats Arabes Unis) où ils sont nombreux à travailler dans les forces de police. Tous ces groupes entretiennent des liens très réguliers avec leur île et y retournent fréquemment.
Nombre de locuteurs : estimé à un peu moins de 50.000 au total, avec moins de 400 sur ‘Abd-al-Kûri, et environ 150 sur Samha (Naumkin 1993)
Statut de la langue : langue en péril
Elle a le même statut que les autres langues sudarabiques modernes. Absence de statut officiel, langue d’une minorité, sans tradition d’écriture, non enseignée, ne servant pas de langue véhiculaire.
C’est une langue qui reste en danger, même si la mise sur pied au Yémen d’un programme de développement et de conservation de Soqotra (Socotra Conservation and Development Program (SCDP)) et l’inscription de l’archipel sur la liste du patrimoine mondial de l’UNESCO en juillet 2008, ont attiré l’attention des pouvoirs publics et des étrangers sur cette région. Il faut bien noter que la langue soqotri n’est pas explicitement mentionnée dans les priorités que s’est assigné ce programme (cf. ci-dessous).
Le soqotri (y compris le parler de ‘Abd-al-Kûri) est, comme le mehri, parmi les premières langues sudarabiques modernes à avoir fait l’objet de recherches linguistiques. Il n’en reste pas moins que vouloir sauvegarder la culture sans s’intéresser au moyen par lequel elle est transmise, la langue, reste une gageure et risque d’aboutir à la déperdition de l’une et à la disparition de l’autre.
Vitalité et Transmission :
La vitalité de la langue peut être appréciée uniquement dans les endroits les plus isolés de l’île, où l’usage exclusif du soqotri se maintient, parmi les bédouins-pasteurs. Cette aire se restreint de plus en plus depuis une dizaine d’année avec le développement économique, la construction d’un réseau routier qui sillonne toute l’île, d’une jetée, première installation portuaire dont l’île a été dotée à Hawlef [Ħawləf], à quelques kilomètres à l’est de Hadibo. Ce sont autant de facteurs qui ont favorisé les contacts à l’intérieur et avec l’extérieur de l’île et surtout qui ont permis un essor considérable du tourisme (ce que ne connaît pas l’autre région sudarabophone sur le continent : le Mahra).
Le soquotri est utilisé en famille, dans les transactions et les relations sociales entre locuteurs natifs et dans toutes les activités quotidiennes liées à la vie sur l’île, c’est par elles que se transmettent les traditions propres à Soqotra (techniques, littéraires et spirituelles).
Des initiatives ont été prises pour la promotion de la langue et de la culture soqotri. L’associaiton Friends of Soqotra (FoS) a une portée internationale, elle a des représentants dans divers pays européens, en Oman et dans l’émirat de ‘Ajman ; elle travaille en lien avec le Socotra Conservation Fund (SCF : ONG créée fin 2002) et en collaboration étroite avec les insulaires. Ensemble elles publient très régulièrement Tayf [‘aloès’ en soqotri], the Soqotra Newsletter. La revue permet aussi de mesurer le maintien des traditions orales en soqotri (avec publication et mise à jour de références audio et mises en ligne de poésies par exemple). La littérature orale reste vivante à Soqotra, surtout la poésie. Grâce aux moyens techniques actuels, en particulier les téléphones mobiles, les joutes poétiques entre poètes sur l’île et émigrés peuvent avoir lieu en temps réel (il y a une quinzaine d’année, c’était par cassettes audio que les poètes correspondaient). Ce genre littéraire se perpétue et a même connu un regain d’intérêt. Il est aussi significatif que l’on trouve parmi la population originaire d’autres régions que celle de Hadibo et de la côte nord, des jeunes qui ont à cœur de retenir et de transmettre des pièces poétiques.
Médias /Littérature/Enseignement :
Dans les média seul l’arabe est utilisé.
Pas de littérature écrite, mais une littérature orale qui se maintient (cf. ci-dessus), même si le corpus actuel comparé à celui relevé au 20ème siècle est thématiquement et numériquement beaucoup plus restreint. En dehors de la poésie, on peut encore avoir accès à des récits de vie traditionnelle, de rites, des contes, à de nombreuses anecdotes mettant en scène le personnage rusé, facétieux et insolent de Bu Nuwas (que l’on retrouve aussi dans les autres langues sudarabiques), et une autre figure, Ali Butil, qui, à ma connaissance, n’existe que sur l’île. Il est l’opposé de Bu Nuwas et incarne un rustaud brutal qui se distingue avant tout par sa niaiserie.
La langue n’est pas enseignée. Des associations (cf. ci-dessus) œuvrent à la promouvoir dans le but de préserver la culture, y compris la culture littéraire de l’île, conscientes que la conservation et la transmission des traditions ne peut se faire qu’en usant de la langue des natifs. C’est aussi en cela que la situation du soqotri diffère de celle du mehri (cf. fiche) qui souffre du désintérêt et de l’indifférence.
Le SCDP a pour objectifs entre autres de fournir :
‘Library and database with general background information on the Archipelago’s geography, socio-economics, population, health, infrastructure, biodiversity and natural resources, agriculture and livestock, water resources, fisheries, history and present situation.’
De son côté le SCF précise bien : “The Fund also supports the conservation and protection of the unique characteristics of the island and its culture”. Cependant sur le CD que distribue le Social Fund for Development: Traditional Handicrafts of Socotra, la langue n’est jamais mentionnée parmi les spécificités remarquables de l’île. Il n’y est question que des activités traditionnelles et de l’environnement naturel. L’aperçu sur la langue se réduit à une très brève liste lexicale, quelques mots en soqotri, translitérés en caractères arabes, accompagnent la légende en arabe des 47 croquis représentant les activités de l’île.
Précisions historiques
L’île de Soqotra fut connue dès l’antiquité, sous le nom de Dioskorides, Dioscorida (et c’est encore sous ce nom, Dioscoride, qu’elle est désignée par Montaigne, au XVIème siècle, dans les Essais). Sa célébrité, dans tout le monde antique, tient essentiellement à ses richesses naturelles. Au premier rang, l’aloès et la qualité exceptionnelle du suc qu’on en extrait pour l’utiliser dans la médecine et les rites funéraires. Alexandre le Grand aurait même, au quatrième siècle avant l’ère chrétienne, envoyer des colons grecs pour y cultiver la plante. Jusque dans la langue française, on trouve trace de l’usage de cet Aloe succotrina. L’adjectif çocotrin, déformé, y fait allusion dans l’expression figée « amer comme chicotin ». Une autre plante endémique a largement contribué à la renommée de l’île, il s’agit du dragonnier, sang-dragon, dont l’existence et le nom ont suscité bien des légendes. Il est cité dans Périple de la mer Erythrée (au tout début de l’ère chrétienne) et sa résine est une matière précieuse utilisée jusqu’en Chine et en Europe dans la pharmacopée et la teinture. Marco Polo, au 13ème siècle, quant à lui y note l’abondance de l’ambre. Il fait aussi allusion à la population étrange de Scotra, constituée de chrétiens restant attachés selon lui à leurs rites païens ancestraux et pratiquant efficacement magie et sorcellerie.
L’origine du nom antique et actuel proviendrait du sanskrit et aurait le sens de « île bénie, île de la bénédiction ». Ce toponyme, attestant de la présence indienne dans les temps très reculés, évoque aussi les richesses de l’île.
Sur la route des Indes, en 1506, les Portugais débarquent pour la première fois sur l’île de Socotora, ou Caquotora. Ils s’installent là, pour moins de quatre ans, sur la côte nord près de Suk, au débouché de l’oued bordé de palmiers dattiers. C’est vraisemblablement de la présence de cette palmeraie que provient le nom portugais de Tamarida (*« datteraie ») donné à Hadibo, localité jouxtant Suk, devenue la ville principale de Soqotra.
Pour avoir accès aux premiers témoignages ethnographiques et aux premières données sur la langue soqotri, et sur la culture non-matérielle des insulaires, il a fallu attendre 1835, et la publication par James R. Wellsted d’une liste de 236 mots soqotri, avec traduction en arabe et en anglais. Ce vocabulaire accompagnait une description de l’environnement naturel et du mode de vie des habitants, sur la côte et à l’intérieur. Le recueil de textes et les recherches linguistiques sur la langue et ses dialectes (y compris le parler de l’île ‘Abd-el-Kûri) ne commencent qu’au tout début du vingtième siècle. Ces travaux vont se poursuivre jusqu’à nos jours. Ils mettent en lumière la complexité et la richesse de cette langue et de ses dialectes dont certains restent encore inexplorés, malgré l’urgence qu’il y a à sauvegarder ces variétés témoins d’un état de langue plus ancien, moins touché par les contacts. Leur description permet de mieux comprendre l’histoire du soqotri et son évolution particulière à l’intérieur du groupe sudarabique moderne, elle contribue aussi à mieux connaître l’histoire de ceux qui la parlent.
Précisions ethnographiques
Robe de femme mariée et makrameh.
La population
La côte nord de Soqotra est peuplée par des villageois dont certains entretiennent des palmeraies, d’autres sont pêcheurs. Dans la capitale, Hadibo, beaucoup tiennent des boutiques et commercent avec le continent, les états du Golfe, l’Inde et la côte Est de l’Afrique. La ville a vu son parc immobilier s’accroître considérablement ces dix dernières années, déjà capitale administrative de l’île (dépendant du gouvernorat du Hadramawt puis actuellement de celui d’Aden) et bien que toujours dépourvue de zone portuaire, elle est devenue un grand centre d’échanges, qui s’est pourvu d’une structure hôtelière et de bureaux de tourisme, une agglomération très vivante où les Yéménites de langue soqotri côtoient leurs concitoyens arabophones, des Arabes de la Péninsule et des Emirats, des Indiens, des Africains, des Européens, des Asiatiques. Qalansiya, petit port sur la côte nord-ouest est devenu la deuxième agglomération de l’île, les habitants y pratiquent la pêche, d’autres la culture maraîchère et celle des dattiers, dans les alentours l’élevage est pratiqué.
D’une manière générale, en dehors des côtes, les bédouins sont des pasteurs qui possèdent camélidés, bovins et caprins. Sur les collines du côté de Ras Mōmi, certains cultivent un peu de sorgho et des dattiers et fabriquent de la chaux à partir de madrépores. Dans les montagnes des Hagher, beaucoup sont semi-nomades, ils habitent momentanément des grottes aménagées lors de leur déplacement et sont souvent très isolés par l’absence de pistes carrossables.
Les activités traditionnelles à Soqotra sont toutes liées à l’environnement naturel dans lequel vivent les Soqotri et elles dépendent étroitement de l’éco-système de l’île.
La pêche. Elle se fait au filet et avec des nasses. Le poisson qui ne fournit pas les navires usines au large de Hadibo, est séché et salé pour la consommation locale. Les sardines et anchois ne servent pas de nourriture au bétail comme dans le Mahra (cf. fiche mehri). Soqotra a longtemps exporté les carapaces de tortues de mer dont l’écaille était très prisée. La technique traditionnelle de cette pêche est à relever : elle utilisait, pour attraper les tortues, le remora (dilēmi en soqotri), poisson commensal du requin qui se fixe par sa nageoire dorsale dont la surface est adhésive. Le pêcheur capturait un rémora, puis après avoir attaché une des extrémités d’un long câble à sa cheville et l’autre à la queue du poisson, il le lâchait pour qu’il aille se fixer à la tortue. Il suffisait alors de tirer le câble pour hisser la proie à laquelle le rémora s’était collé. Entre les sorties en mer, le poisson était gardé vivant dans une outre remplie d’eau de mer (des récits de cette pêche ont été recueillis dans les années 90).
Jusque dans les années 1960, les perles étaient en nombre suffisant pour inciter des pêcheurs, même étrangers à venir plonger dans la zone, certains venaient de l’archipel des Dahlak (en mer Rouge, actuellement en Erythrée).
La chasse. L’absence de gros prédateurs carnivores dans l’île explique l’absence de chasse avec armes à feu. Un petit carnassier, le chat-civette (Viverra civeta Schreber), zebēdiyeh en soqotri, est piégé pour ses glandes périnéales contenant du musc (zebēd). L’animal est généralement libéré après qu’on a pressé la fameuse matière qui entre dans la composition des parfums.
Une technique de piège, au filet, permet de prendre des chèvres sauvages pour leur viande et les chevreaux pour être ensuite intégrés au troupeau domestique.
L’élevage. Dans cette société de pasteurs, beaucoup de récits témoignent des soins dont est entouré le bétail. Il existe en particulier des chants destinés à favoriser la lactation des femelles. Les techniques concernant toutes les transformations subies par le lait occupent une place importante dans la vie quotidienne et le vocabulaire dans ce domaine est très étendu. Le plus connu et le plus apprécié de ces produits est sans nul doute le beurre clarifié, le fameux ghee (ħāmi ou xɛyməh en soqotri). Il était autrefois exporté jusqu’en Inde ; c’est une denrée chère, très appréciée des Mahra qui en importent pour leur usage personnel.
L’artisanat renaît grâce à l’action du SCF. Il est le fait d’activités souvent exclusivement féminines. Il comprend principalement le tissage des couvertures en poil de chèvres, les poteries façonnées au colombin avec la terre rougeâtre du piémont des Hagher et dont le col et les anses sont décorés avec de la résine de sang-dragon, liquéfiée à la chaleur, la couture des vêtements traditionnels, le tannage et le travail du cuir … Une partie de ses productions est vendue sur place et peut être exportée (c’est le cas des couvertures que l’on peut trouver dans les grandes villes yéménites du continent).
Les hommes fabriquent des couteaux aux lames en acier de ressort de camions et aux manches en cornes de chèvres.
L’activité agricole est dévolue aux hommes, même si depuis quelques années les femmes s’occupent aussi de culture maraîchère. Les palmeraies de la côte et de l’intérieur sont entretenues, pollinisées et les dattes fournissent une partie importante de la nourriture. Le sorgho, des plants de tabac sont aussi cultivés pour l’usage local.
La récolte des feuilles d’aloès pour en extraire le suc (ṭayf en soqotri) et de la résine de l’arbre sang-dragon (ʔarʕarhīyəb), qui commençait à péricliter, reprend. Ainsi Tayf (n.7, mai 2010) informe que, en janvier 2010, 100 kg de résine sang-dragon ont été exportés en Allemagne pour une société de pigments. La récolte de l’encens se poursuit, elle répond aux besoins locaux mais est aussi exportée sur le continent.
La médecine. L’abondance des simples dans la flore soqotri, qui profite des pluies de mousson, a permis depuis des millénaires aux insulaires de se soigner. Des spécialistes connaissent encore les vertus thérapeutiques de ces plantes et les utilisent. A Hadibo, un dispensaire pratiquant la médecine traditionnelle à base de plantes et de miel a été ouvert en 2009. Il a déjà acquis une renommée internationale traitant des patients jusqu’en Russie (Tayf, n.7, mai 2010 : 3).
Outre les plantes, la médecine traditionnelle (par l’intermédiaire du məkólhi) utilise des moyens répandus en Arabie, comme les marques au fer rouge ou pointes de feu. Les incantations, qui relèvent d’un autre usage de la langue, celui de la magie verbale opérant sur le corps, participent aussi à la guérison. Ces pratiques thérapeutiques traditionnelles, mêlant croyances et connaissances empiriques, ont été stigmatisées, voire, à une certaine époque, interdites et, quand elles n’ont pas complètement disparu (comme le prouve la création de la Herbal Medicine Clinic de Hadibo citée par Tayf), elles sont en passe de l’être ; elles portent pourtant toujours témoignage du savoir ancestral des Soqotri en la matière.
Le vêtement traditionnel des femmes à Soqotra se démarque de celui des femmes sur le continent par leur couleur et leur forme. La robe est faite d’une seule pièce de tissu soyeux, de couleur unie et vive, l’encolure est carrée, les manches courtes. Elle comporte une traîne suffisamment longue pour pouvoir être relevée et entourer la taille, où elle est maintenue avec un trousseau de clés servant de contrepoids et empêchant le tissu de glisser et la ceinture de se défaire. La robe ainsi apprêtée s’arrête devant et derrière en-dessous des genoux. Encolure, bords des manches, traîne sont brodés de fil d’argent, cet ornement varie en largeur selon le statut de la femme. Une jeune fille n’a le droit qu’à une étroite bande alors que la femme mariée se reconnaît à la large bande, parfois ornée sur le bord supérieur de petits motifs floraux. Une simple mantille noire, décorée de pois brodés argentés (makrameh) recouvre la tête. Pour sortir et se protéger du soleil, un large foulard (mṣar) en coton, aux motifs floraux stylisés, roses sur fond noir était négligemment posé sur la tête en laissant les pans retomber sur les épaules. Le visage restait entièrement découvert et les cheveux n’étaient pas cachés. Jusque dans les années 1995, on pouvait croiser les femmes ainsi vêtues dans les ruelles de Hadibo, dorénavant cette tenue est réservée à la maison, dehors, elles revêtent la classique abaya noire et sont voilées. Les hommes portent, comme les Mahra, une fouta (sorte de pagne qui enserre leurs hanches) et un foulard de type keffieh sur la tête.
Précisions sociolinguistiques
La capitale de l’île, sur la côte nord, est devenue un centre très actif où se côtoient des sudarabophones de Soqotra (bédouins originaires des autres régions de l’île et Soqotri de la ville ou de ses proches environs) et du Mahra, des arabophones Yéménites et d’autres pays du monde arabe (en particulier des Emirats), des Indiens, des gens venant d’Asie, d’Afrique, surtout des Somaliens, et, avec l’essor du tourisme des Européens.
Le nombre de citoyens monolingues arabophones a beaucoup augmenté ces dix dernières années à Hadibo et à Qalansiya, dans l’administration, dans l’enseignement, dans les travaux publics, les commerces. Dans les rues et les boutiques, l’arabe est la langue véhiculaire, même si l’anglais émerge aussi.
Parmi la population bédouine des montagnes, seuls les hommes ont des contacts réguliers avec les gens de la côte et en particulier à Hadibo et Qalansiya. Ils sont donc amenés à pratiquer l’arabe pour des raisons professionnelles. Leur parler est très marqué par ce contact et un certain nombre de traits spécifiques de la langue soqotri disparaissent. C’est ainsi le cas pour le système numérique, encore utilisé dans les années 95 par les bédouins lors des transactions avec les villageois, il est désormais remplacé par le système arabe, et les jeunes ne sont plus capables de le reconstituer.
En dehors des villages, des écoles de campagne regroupent les enfants de lieux éloignés qui apprennent ainsi la langue officielle. Parmi les femmes bédouines non scolarisées, beaucoup ignorent l’arabe, ou n’en ont que des connaissances éparses et très approximatives, leur parler maternel n’est pas encore complètement contaminé par les contacts linguistiques.
A ‘Abd-al-Kûri et Samha, la population est composée exclusivement de pêcheurs ; quelques habitants ont des petits troupeaux de caprins (Naumkin 1988). Les hommes de ‘Abd-al-Kûri qui passent d’assez longues périodes dans l’année sur la côte du Hadramawt, où ils viennent vendre le produit de leur pêche, vivent parmi une communauté arabophone monolingue et c’est là qu’ils pratiquent l’arabe régulièrement. Leur parler soqotri, différent de celui de Soqotra, est donc aussi fortement marqué par les contacts avec l’arabe du Hadramawt.
Les habitants de Samha restent très isolés, leur parler n’a jamais fait l’objet d’étude.
Dans le Mahra, les pêcheurs installés et travaillant avec les Mahra sont eux aussi obligés d’utiliser l’arabe comme langue véhiculaire puisque mehri et soqotri, ces deux langues sudarabiques modernes, sont suffisamment éloignées pour qu’il n’y ait pas intercompréhension et pour justifier le recours à une langue tierce.
Aux statuts prestigieux de l’arabe, langue de la religion (le Soqotri sont tous musulmans), langue officielle et langue de l’école, s’ajoute L’Dans une telle situation l’arabe est devenue la langue véhiculaire en ville, les Soqotri sont amenés de par leur contacts, leur profession et leur degré d’instruction à le pratiquer régulièrement. Cette influence de la langue arabe sur le soqotri touche en premier le vocabulaire, mais aussi la morphologie et la syntaxe (cf. le système numérique).
Précisions linguistiques
Le soqotri forme à l’intérieur du groupe sudarabique moderne un sous-groupe. Il est vraisemblable que, de par sa position géographique, il ait connu une évolution particulière, différente de celle des langues sudarabiques modernes du continent. Cependant il a conservé, comme les autres langues du groupe, des traits qui le rattachent à un état très ancien du sémitique (cf. fiche mehri). Il se distingue du groupe par :
– l’absence de consonnes interdentales,
– les règles d’accentuation du mot,
– les conjugaisons verbales,
– l’absence d’une forme particulière pour exprimer le futur,
– l’expression de la négation, de la possession…
Comme le mehri du Yémen, il n’y pas d’article ; comme les autres langues du groupe, il atteste d’une forme particulière (la même que dans les autres langues sudarabiques modernes, excepté dans quelques dialectes de l’intérieur) pour le duel du nom, de l’adjectif, du pronom (y compris la 1ère personne « nous deux »), du verbe. L’emploi de ce duel est encore très vivant.
Liens
http://llacan.vjf.cnrs.fr/pers/p_simeone.htm
http://mc.simeone-senelle.over-blog.com/
http://www.friendsofsoqotra.org/
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