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Famille des langues tacananes
Page réalisée par Antoine Guillaume, 2009.
Données sur les langues tacananes
Où sont parlées les langues tacananes ?
Ces langues sont parlées dans les basses terres amazoniennes du nord de la Bolivie et du sud-est du Pérou.
Cartes disponibles sur internet :
• Cartes Ethnologue:
• Cartes ORSTOM/IRD :
Nombre total de locuteurs (estimation) :
Source : Crevels & Adelaar (2001-2006) & Crevels and Muysken (2009)
Nombre de locuteurs | Taille de la population ethnique | |
araona | 111 | 158 |
cavineña | 601 | 1.683 |
ese ejja | 518 | 732 |
reyesano (maropa) | 12 | 4.919 |
tacana | 50 | 7.345 |
Classification:
Depuis les travaux de reconstruction phonologique et morphologique de Key (1968) et Girard (1971), il est établi que la famille tacanane comprend au moins les 5 langues suivantes, parlées encore de nos jours (à des degrés divers) : araona, cavineña, ese ejja, reyesano (maropa) et tacana.
Sur la base de similitudes phonologiques et morphologiques, les auteurs précédents ont proposé une sous-classification interne des langues tacananes en trois groupes :
Groupe takanik
araona
reyesano (nom alternatif: maropa)
tacana avec 2 variantes dialectales (tumupasa et ixiamas)
Groupe kavinik
cavineña
Groupe chamik
ese ejja (noms alternatifs: tiatinagua ; chama ; guacanawa ; huarayo) avec 2 variantes dialectales (variante sonene parlée en Bolivie et au Pérou et variante baawaja parlée seulement au Pérou)
Commentaires sur la classification des langues tacananes :
Les travaux de reconstruction de Key (1968) et Girard (1971) tentent aussi de prouver la parenté génétique entre les langues tacananes et les langues panoanes, d’après une suggestion proposée initialement par Schuller (1933). La parenté entre ces familles de langues est une hypothèse de travail très sérieuse — les langues se ressemblent beaucoup — mais elle n’a pas encore été prouvée scientifiquement, comme le laisse à penser l’avis suivant, émis par Girard (1971 : 145), dont les travaux de reconstruction sont les plus poussés:
“The problem … demands much more careful investigation … and much more material is required which at present is not available. “[W]hen one attempts to correlate the two families … one is left with a meager corpus of allegedly cognate material — so meager indeed that the evidence for a Pano-Takanan relationship seems only probable”.
Il se pourrait que les similitudes soient le résultat d’un contact prolongé entre les langues de ces deux familles et donc que ces ressemblances n’aient rien à voir avec une parenté génétique.
On notera enfin la macro-classification de Suarez (1969, 1973), qui regroupe les langues tacananes, panoanes et l’isolat chimane-mosetén, et celle de Greenberg (1987), qui regroupe les langues tacananes, panoanes, chimane mosetén, jê, et Caribe. Toutefois, toutes ces classifications ne sont à l’heure actuelle que des hypothèses de travail pour des travaux de recherche future et ne devraient pas être considérées comme fermement établies.
Les langues tacananes sont-elles en danger ?
Toutes les langues de cette famille peuvent être considérées comme en danger a priori.
Le tacana et surtout le reyesano, malgré la taille importante de leurs populations respectives, sont très proches de l’extinction, n’étant plus parlés que par une poignée de locuteurs âgés et dans des contextes extrêmement restreints. Pour un aperçu sociolinguistique du reyesano, on pourra se reporter à l’article de Guillaume (à paraître).
L’araona est parlé comme langue principale par la grande majorité de sa population, y compris par les enfants, mais le groupe ethnique est numériquement très réduit, ce qui rend cette langue extrêmement fragile ; voir Emkow (2006) pour plus d’informations.
Le cavineña et l’ese ejja, avec la taille de leur population et le nombre de leur locuteurs relativement plus élevés sont à court terme moins menacés que les trois première langues. Toutefois, ces langues sont de moins en moins transmises aux enfants et il est fort probable qu’elles ressemblerons au tacana et au reyesano dans deux ou trois générations; pour plus d’informations, voir Guillaume (2008a) pour le cavineña, Vuillermet (2006, en préparation) pour l’ese ejja de Bolivie.
Deux sites sur les travaux de documentation des langues reyesano et cavineña :
http://semioweb.msh-paris.fr/corpus/DLC/929/introduction.asp
http://www.hrelp.org/grants/projects/index.php?title=takanareyesano
Caractéristiques linguistiques
Jusqu’à date récente, les langues tacananes n’ont été que peu étudiées, les principaux travaux ayant été réalisés par les missionnaires du Summer Institute of Linguistics (SIL) entres les années 1950-1980 — voir la liste de leurs publications sur le site Ethnologue (http://www.ethnologue.com/web.asp) — et, dans le cas des variantes de l’ese ejja parlées au Pérou, par la linguiste non-missionnaire M. Chavarría de 1970 jusqu’au présent. Toutefois, on assiste depuis 1996 à une vague de nouveaux travaux conduits par de jeunes linguistes non-missionnaires, qui mènent à la production de grammaires de références très détaillées et basées sur des données de première main obtenues lors de séjours de longue durées sur le terrain dans les communautés où ces langues sont parlées : Antoine Guillaume (http://www.ddl.ish-lyon.cnrs.fr/Guillaume) pour le cavineña, le reyesano et le tacana, Carola Emkow pour l’araona et Marine Vuillermet (http://www.ddl.ish-lyon.cnrs.fr/Vuillermet) pour l’ese ejja sonene de Bolivie.
Parmi les caractéristiques linguistiques des langues tacananes nous avons retenu le système de formation des mots et les relations grammaticales. Celles-ci seront illustrées à partir d’exemples du cavineña, la langue tacanane actuellement la mieux décrite.
La formation des mots : des langues polysynthétiques et agglutinantes
Ces langues sont polysynthétiques, c’est-à-dire qu’un mot peut être composé de très nombreux éléments constitutifs (morphèmes), comme si des parties de phrases entières étaient soudées les unes aux autres pour constituer un seul mot. Ainsi, on peut avoir une racine lexicale verbale, qui porte le « sens » principal, à laquelle viennent se rajouter d’autres racines lexicales (verbales ou nominales), ainsi que plusieurs morphèmes grammaticaux (préfixes ou suffixes). Ces morphèmes apportent des spécifications relatives au temps, à l’aspect, au mode, à l’espace, à la valence, etc. Les langues tacananes fonctionnent essentiellement par suffixes, elles n’utilisent que peu de préfixes. Ces langues sont aussi dites agglutinantes, c’est-à-dire que les frontières de morphèmes sont très clairement délimitées.
Par exemple, dans le verbe cavineña suivant, on trouve une racine verbale, tsuru ‘rencontrer’, à laquelle s’attache une racine nominale, akwa ‘poitrine’, ainsi que 2 préfixes, l’hortatif ne‑, qui sert à donner un ordre à plusieurs personnes incluant la 1ère personne, et la combinaison des affixes réfléchi ka‑ (préfixe) et -ti (suffixe), qui indiquent que l’agent et le patient sont pluriels et réalisent l’action du verbe les uns sur les autres.
(1) cavineña
nekaakwatsuruti !
ne-ka-akwa-tsuru-ti
hortatif-reciproque-poitrine-rencontrer-reciproque
‘installons-nous l’un en face de l’autre’ (lit. poitrine-rencontrons nous l’un l’autre !) (Guillaume 2008a : 148)
Les spécifications apportées par les morphèmes verbaux, en d’autre termes les catégories grammaticalisées dans les langues tacananes, peuvent être très « exotiques » d’un point de vue de langue européenne, voir même d’un point de vue translinguistique en général. C’est par exemple le cas du paradigme de « mouvement associé » (11 suffixes) en cavineña, qui servent à localiser dans l’espace les actions les unes par rapport aux autres. Voir Guillaume (2006b, 2008a : 212-236, 2009b) pour plus de détails.
(2) cavineña
ba- ‘voir’
ba-ti- ‘aller voir et revenir’
ba-nati- ‘aller voir et continuer plus loin’
ba-diru- ‘aller voir et rester’
ba-na- ‘venir voir et repartir’
ba-eti- ‘venir voir et rester’
ba-kena- ‘voir en partant’
ba-aje- ‘voir par intervalles en allant’
ba-be- ‘voir par intervalles en venant et repartir’
ba-etibe- ‘voir par intervalles en venant et rester’
ba-tsa- ‘voir quelqu’un ou quelque chose qui se déplace vers soi’
ba‑dadi- ‘voir quelqu’un ou quelque chose qui s’éloigne de soi’
On peut aussi mentionner l’existence dans plusieurs langues tacananes d’un marqueur spécifique de causation sociative, ‑kere, qui exprime le fait de faire faire quelque chose à quelqu’un tout en participant à l’action. Ce morpheme contraste avec un marqueur de causation non-sociatif, ‑mere, qui indique le fait de faire faire quelque chose à quelqu’un en ne participant pas à l’action. Voir Guillaume (2008a : 285-301) et Guillaume & Rose (Sous presse) pour plus de détails.
(3) cavineña
iji- ‘boire’
iji-mere- ‘faire boire qq’un, demander à qq’un de boire’
iji-kere- ‘faire boire qq’un en buvant avec lui, inviter qq’un a boire, aider qq’un à boire’
Les relations grammaticales à alignement ergatif / absolutif et à objet double
La plupart des langues tacananes désambigüisent les rôles sémantiques joués par les arguments (agent et patient) par un système casuel. L’ordre des mots est libre et les arguments ne sont pas indexés dans le verbe. (Le reyesano, qui comporte un système d’indexation de personnes et pas de système casuel est une exception ; cf. Guillaume 2009b.)
L’agent d’un verbe transitif reçoit une marque spéciale, dite « ergative », alors que le patient est non marqué, comme on peut le voir en (4).
(4) cavineña
AGENT VERBE PATIENT
[Iba ra] tu iye-chine takure.
jaguar erg 3sg tuer-passé poulet
‘Le jaguar a tué le poulet.’ (Guillaume 2008a : 123)
L’argument unique d’un verbe intransitif, tout comme le patient d’un verbe transitif, est non marqué, comme on peut le voire en (5). Cette similitude de marquage du patient transitif et de l’unique intransitif s’interprète comme en linguistique comme un alignement ergatif / absolutif.
(5) cavineña
UNIQUE VERBE
Tuke tupuju tu iba tsajaja-chine.
3sg derrière 3sg jaguar courrir-passé
‘Le jaguar a couru derrière lui.’ (Guillaume 2008a : 123)
Pour plus d’information sur l’ergativité en Cavineña, voir Guillaume (2006a, sous presse).
Une autre propriété caractéristique des langues tacananes est l’absence totale, tant au niveau de la morphologie (propriétés d’encodage) que de la syntaxe (propriétés de comportement), de mécanismes de désambigüisation des deux argument non-sujets des verbes ditransitifs comme ‘donner’. Dans les exemples cavineña en (6), on peut voir que ni le thème (entitée transférée) ni le destinataire ne reçoivent de marque casuelle et que leur position respective peut être intervertie. Pour plus de détails, voir Guillaume (2008b).
(6) Cavineña
a. AGENT VERBE DESTINATAIRE THEME
[Epuna ra] tu tya-wa ebakwapiji [peadya pelota].
femme erg 3sg donner-parfait enfant un ballon
‘La femme a donné un ballon à l’enfant.’
b. AGENT VERBE THEME DESTINATAIRE
Tatachi ra tya-ya kirika [tuja ebakwa].
père erg donner-imperfectif livre son enfant
‘Le père donne un livre à son enfant.’
Sources
Crevels, Mily, and Willem F.H. Adelaar. 2001-2006. South America. Unesco Red Book of Endangered Languages. Tokyo: The International Clearing House of Endangered Languages (ICHEL). Tokyo. Accessible at: http://www.tooyoo.l.u-tokyo.ac.jp/archive/RedBook/index.html.
Crevels, Mily, and Pieter Muysken. 2009. Lenguas de Bolivia: presentación y antecedentes. Lenguas de Bolivia, ed. Mily Crevels and Pieter Muysken, pp. 13-26. LaPaz: Plural Editores.
Emkow, Carola. 2006. A grammar of Araona, an Amazonian language of northwestern Bolivia. Ph. D. diss., Research Centre for Linguistic Typology, La Trobe University.
Girard, Victor. 1971. Proto-Takanan Phonology. University of California Publications in Linguistics 70. Berkeley/Los Angeles: University of California Press.
Guillaume, Antoine. 2006a, « Revisiting ‘split ergativity’ in Cavineña », International Journal of American Linguistics, 72:2, pp. 159-192
Guillaume, Antoine. 2006b. « La catégorie du ‘mouvement associé’ en cavineña : apport à une typologie de l’encodage du mouvement et de la trajectoire », Bulletin de la Société de Linguistique de Paris, 101:1, pp. 415-436
Guillaume, Antoine. 2008a, « A grammar of Cavineña », Berlin & New York, Mouton de Gruyter, 900 p., Mouton Grammar Library [MGL] 44
Guillaume, A., 2008b, « Ditransitivité en cavineña : constructions à objet double », Amerindia, 31, pp. 135-156
Guillaume, A., 2009a, « Hierarchical agreement and split intransitivity in Reyesano », International Journal of American Linguistics, 75:1, pp. 29-48
Guillaume, Antoine. 2009b. »Les suffixes verbaux de mouvement associé en cavineña », Faits de Langues : les Cahiers, 1, pp. 181-204.
Guillaume, A., Sous presse, « How ergative is Cavineña? », in Ergativity in Amazonia, Gildea, S. & Queixalós, F. (eds), Amsterdam, John Benjamin Publishing Company, Typological Studies in Language (TSL)
Guillaume, Antoine. A paraître, « Les derniers locuteurs du reyesano », In Locuteurs de langues en danger et travail de terrain sur langues en danger, édité par C. Grinevald et M. Bert. Faits de langues.
Guillaume, A. & Rose, F., Sous presse, « Sociative causative markers in South-American languages: a possible areal feature », in Mélanges de Linguistique Générale et de Typologie Linguistique, Floricic, F. (ed), Lyon, Presses de l’École Normale Supérieure
Key, Mary R. 1968. Comparative Tacanan Phonology with Cavineña Phonology and Notes on Pano-Tacanan. The Hague: Mouton.
Schuller, Rudolph. 1933. The languages of the Tacanan Indians (Bolivia). Anthropos 28: 99-116, 463-484.
Suárez, Jorge A. 1969. Moseten and Pano-Tacanan. Anthropological Linguistics 11 (9): 255-266.
Suárez, Jorge A. 1973. Macro-Pano-Tacanan. International Journal of American Linguistics 39 (3): 137-154.
Vuillermet, Marine. 2006. L’ese ejja de Bolivie (langue tacana). Esquisse phonétique et phonologique. Mémoire de Master, Département des Sciences du Langage, Université Lumière Lyon 2.
Vuillermet, Marine. En préparation. Morphosyntaxe de l’ese ejja. Thèse de doctorat, Département des Sciences du Langage, Université Lumière Lyon 2.
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