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Ces béarnais qui font revivre leur langue sifflée
Michel Feltin-Pallas est rédacteur en chef des pages Régions de l’Express, et locuteur de la langue gasconne. Il nous propose ici un de ses articles, publié à l’origine sur le site de L’Express le 29 janvier 2016 et disponible ici.
C’est un cas unique sur le continent européen: pendant des siècles, les habitants d’un petit village pyrénéen de la vallée d’Ossau ont parlé… en sifflant. Un langage d’une grande richesse qui, depuis quelques mois, inspire des cours à l’école primaire, au collège et, même, à l’université.
A première vue, la scène paraît surréaliste. Dans un grand amphi de la fac de lettres de la très académique université de Pau et des pays de l’Adour, Philippe Biu, honorablement connu comme enseignant d’occitan, semble pris d’un accès de démence. Derrière son bureau, le voilà qui porte soudain deux doigts dans sa bouche et se met à… pousser des sifflements stridents.
Pourtant, personne ne semble surpris. Au contraire. Dans les gradins, ses étudiants tentent de l’imiter. Avec des fortunes diverses: si quelques-uns y parviennent avec un certain brio, d’autres se contentent d’émettre de vagues postillons.
On croit rêver? On ne rêve pas. C’est bel et bien un cours de « langage sifflé » auquel on assiste en ce mois de janvier. Et ce n’est pas un hasard s’il se déroule ici, au coeur de la capitale béarnaise. Pendant des siècles, en effet, les habitants d’Aas, beau village perché au sommet de la vallée d’Ossau voisine, connaissaient l’art de parler comme des oiseaux. Un cas unique sur le continent européen.

Bernard Sens-Casanave.COLL. PRIVÉE, EXTRAIT DES SIFFLEURS D’AAS, DE RENÉ ARRIPE, via lexpress.fr
A Aas, c’est en « béarnais » que l’on sifflait. Car, c’est une constante de ces langues à travers le monde, elles correspondent non pas à un code rudimentaire (en substance: un sifflement pour oui, deux pour non), mais bien à une transposition à peu près complète du parler local.
« Elles en reproduisent la syntaxe et le vocabulaire », confirme Julien Meyer, un jeune chercheur du CNRS (Gipsa-lab de Grenoble). Aux Canaries et au Mexique, on siffle en espagnol. En Turquie, on siffle en turc. En Béarn, on sifflait donc en béarnais – l’une des langues d’oc du sud de la France.
Une portée de 2,5 kilomètres
Eté 1926. Isolée en haute montagne, une jeune bergère d’Aas, Netou, garde son troupeau quand, soudain, l’une de ses vaches chute dans un trou masqué par la végétation. Il faut se rendre à l’évidence: non seulement l’animal ne parvient pas à en sortir, mais il commence à paniquer. Dans quelques heures, si rien n’est fait, il sera mort. Netou met alors un doigt dans sa bouche et siffle avec résolution.
De fait, elle décrit la situation et demande du secours. Une autre bergère, située à vingt minutes de marche, l’entend et répercute son message. Plus loin, dans les estives, d’autres bergers répondent et se mobilisent. Bientôt, cinq hommes arrivent avec des cordes. La vache sera sauvée.
Cette anecdote, parmi mille autres, est rapportée par René Arripe, fils de siffleur et auteur d’un livre de référence sur le sujet (1). Selon lui, c’est par « pure nécessité » que les habitants d’Aas ont développé cette étrange technique. Jusqu’au milieu du XXe siècle, les bergers de son village passaient tout l’été dans des cabanes dispersées au coeur du grand cirque de Gourette.

Le langage sifflé permettait aux bergers du village d’Aas (Pyrénées-Atlantiques) isolés dans la montagne de communiquer. Ci-dessous, quelques anciens de la vallée en pleine action. Photo Markel Redondo pour L’express
Pour communiquer, ils pouvaient crier, bien sûr, mais la portée de la voix humaine est limitée. Le sifflet, lui, est beaucoup plus puissant: on l’entend jusqu’à 2,5 kilomètres, selon les scientifiques qui l’ont étudié in situ. Idéal pour gagner du temps et s’épargner de longs trajets inutiles. En montagne, les bergers utilisent donc au quotidien ce téléphone portable d’avant la lettre. Pour rompre leur solitude, repérer une brebis perdue, signaler la présence de l’ours.
Au village, l’usage est moindre, car les distances ne sont pas si grandes. Parfois, néanmoins, les amoureux y recourent pour se donner des rendez-vous galants; les parents, pour appeler les enfants à table. Pendant la Première Guerre mondiale, un gradé, surpris d’entendre deux poilus aassois communiquer ainsi, envisagera même d’utiliser cet étrange sifflement à des fins militaires – l’idée n’aboutira pas.
Sauver cette pratique ancestrale
Cet incroyable mode de communication entre dans un irrémédiable déclin après guerre. Tout, il est vrai, y conduit. La généralisation du (vrai) téléphone et de la voiture; l’effondrement du nombre de bergers; le recul du béarnais au profit du français… A Aas, on siffle donc de moins en moins. Les enfants qui, génération après génération, avaient appris ce langage par imprégnation, n’ont plus guère l’occasion de l’entendre. Quant aux derniers siffleurs, ils ne voient pas l’intérêt de transmettre leur savoir, faute d’en mesurer la valeur. Il ne sert plus dans la vie quotidienne? Autant l’abandonner.

Anne « Netou » Palas, née Carrerette.COLL. PRIVÉE, EXTRAIT DES SIFFLEURS D’AAS, DE RENÉ ARRIPE, via lexpress.fr
C’est par un concours de circonstances qu’il n’est pas tout à fait tombé dans l’oubli. En 1959, l’acousticien René-Guy Busnel, l’un des rares spécialistes des langages sifflés, évoque le sujet à la radio. Un avocat à la Cour de cassation, Marcel Gilbert, qui a l’habitude de passer ses vacances dans la vallée d’Ossau, l’écoute et lui écrit aussitôt pour lui signaler l’existence d’un phénomène semblable à Aas. Pour le chercheur, c’est un miracle! A l’époque, on ne connaît que… deux langues sifflées dans le monde: l’une aux Canaries, l’autre au Mexique (2).
Le professeur se déplace aussitôt avec ses équipes, rencontre les villageois, tourne un film au charme suranné, multiplie des expériences dans son laboratoire de Jouy-en-Josas (Yvelines). Son verdict tombe, alarmant: faute de pratique, la langue sifflée d’Aas est à l’état de « vestige ». Il reste à peine une trentaine de locuteurs, qui ne la maîtrisent d’ailleurs qu’imparfaitement.
Dans les premiers temps, seule la presse locale s’intéresse au sujet. Plus tard, les médias du monde entier finiront par affluer. En France, Jacques Martin, célèbre animateur, met le village en vedette dans les années 1980. Des télévisions allemandes, britanniques, suisses et même japonaises défilent bientôt dans le haut Béarn.
Il est toutefois trop tard pour sauver cette pratique ancestrale. La dernière siffleuse, Netou Palas, née Carrerette, s’éteint en 1999. Tout le monde, alors, croit l’aventure terminée. Tout le monde, sauf un homme, Gérard Pucheu. Amoureux de la vallée d’Ossau, béarnophone lui-même, il ne se résout pas à sa disparition. « Une Japonaise m’a dit que, chez elle, il s’agirait d’un trésor national vivant, c’est-à-dire d’un bien culturel immatériel de grande valeur », indique-t-il.
Il se rend aux Canaries, où ce mode de communication est toujours en usage, enseigné dans les écoles, et même inscrit sur la liste du patrimoine culturel immatériel de l’humanité par l’Unesco. Il prend des cours auprès d’Isidro Ortiz, l’homme qui, sur place, est à l’origine de sa sauvegarde. De retour en France, il monte une association, Lo Siular d’Aas. Et commence à frapper à toutes les portes.

Joseph Carrerette.COLL. PRIVÉE, EXTRAIT DES SIFFLEURS D’AAS, DE RENÉ ARRIPE, via lexpress.fr
Longtemps, on lui rit au nez. Jusqu’à sa rencontre avec Philippe Biu. Intéressé à titre personnel, l’enseignant de l’université de Pau voit là l’occasion « de défendre une perle du patrimoine béarnais et de valoriser l’occitan ». Il commence par se former lui-même, puis passe la vitesse supérieure en 2015 en ouvrant un cours à la fac, donc, un autre à l’école primaire de Bilhères, et un troisième au collège de Laruns.
Dans ce petit établissement de la vallée d’Ossau, une cinquantaine d’élèves suivent avec enthousiasme cette matière pas comme les autres. Nina Roth, professeur d’occitan, est étonnée par les résultats qu’elle observe. « Les enfants s’expriment plus que dans les cours classiques. Certains apprennent à se concentrer davantage. » La principale du collège, Elise Coulon, se convainc très vite de la pertinence du projet. « Cet apprentissage conduit le cerveau des enfants à fonctionner différemment », assure-t-elle.
Faire de cette technique un usage moderne
L’initiative, pourtant, déplaît à certains. Et notamment à René Arripe. « Que l’on dise avec beaucoup d’humilité: ‘Nous voulons essayer de créer un langage sifflé’, pourquoi pas? Mais dire que ce qui va être créé est le langage sifflé d’Aas, non! tranche-t-il. Au mieux obtiendra-t-on, à force de répétitions laborieuses, quelques phrases sifflées stéréotypées, mais vouloir assimiler cela à la langue sifflée du village d’Aas frise pour moi la malhonnêteté intellectuelle. Il fallait des années et parfois toute une vie de berger pour maîtriser ce langage! »

Philippe Biu, enseignant. Photo Markel Redondo pour L’Express
Les positions, pourtant, ne sont peut-être pas aussi antagonistes qu’il y paraît. « René Arripe a raison, reconnaît ainsi, beau joueur, Gérard Pucheu. Mais nous ne prétendons pas être les continuateurs des siffleurs d’Aas ni enseigner leur langue. Nous essayons simplement de transmettre leur technique. » « Nous ne serons jamais nous-mêmes d’excellents siffleurs, complète Philippe Biu, car nous avons commencé trop tard. Mais les enfants, s’ils s’exercent, pourront le devenir. » « Notre seule ambition est de permettre aux élèves de se réapproprier cette technique et d’en faire un usage moderne, adapté à la vie d’aujourd’hui », insiste Nina Roth.
Etonnamment, cela commence déjà. « Avec mon copain Baptiste, nous avons mis au point une combinaison au rugby, raconte Alexis, en classe de sixième. Quand je siffle, il sait qu’il doit me faire la passe non pas sur le grand côté, mais à l’intérieur! » Les professionnels de montagne commencent aussi à se poser des questions. « Les gardes du parc national, les secouristes et les guides sont souvent confrontés à des problèmes avec leurs téléphones portables », assure l’enseignante Nina Roth.
Certains se prennent même à tabler sur d’éventuelles répercussions économiques. Une première démonstration, donnée par les élèves lors de la traditionnelle foire aux fromages de Laruns, en octobre dernier, a fortement impressionné les touristes. La station thermale des Eaux-Bonnes – à laquelle est aujourd’hui rattachée Aas – songe à installer une borne interactive sur ce thème. Une « rencontre internationale des peuples siffleurs » est envisagée pour 2017.
Côté scientifique, aussi, les choses bougent. Philippe Biu prépare pour la rentrée 2016 un Mooc sur la langue sifflée béarnaise, autrement dit, un cours en ligne ouvert à tous. Une autre forme de communication à distance…
(1) Les Siffleurs d’Aas, par René Arripe. Autoédition, 218p., 22€.
(2) « Aujourd’hui, une quarantaine a été étudiée et 80 environ signalées », précise Julien Meyer, considéré comme l’héritier scientifique de René-Guy Busnel.